Au nombre des traditions qui survivent toujours dans la société nippone on peut mettre en bonne place : le sexisme. Le schéma d’une société très patriarcale où la place de l’homme est au travail et celle de la femme est à la maison pour s’occuper des enfants et de la gestion du ménage a perduré pendant des siècles. La culture du « danson-johi » (« respect des hommes, mépris de la femme ») héritée des shoguns Tokugawa est toujours vivace dans les rapports sociaux. Sur la lutte contre les inégalités entre les sexes, tous domaines confondus, le Japon occupe seulement la 104ème place (sur 142 nations) d’après un rapport de 2014 du Forum économique mondial. Et même si les femmes se sont émancipées au XXème siècle, le poids de la « tradition » continue de peser sur elles mais aussi sur les hommes. Le point.
Du culte du travail au couple
Un jour, une amie japonaise me demande « et toi, tu parles de quoi avec ton conjoint en général ? ». Après avoir répondu quelques banalités, je lui retourne la question. Embêtée, elle m’avouera ne parler de rien avec lui, ou presque. Pour cause, la vie active de l’homme japonais se résume bien souvent à son travail. Et parler du travail pendant les rares temps libres peut rajouter de la lourdeur à son omniprésence. Sans vraiment le vouloir, une distance s’installe dans le couple japonais, si les conjoints ne partagent pas au moins une passion commune. Cette situation individuelle, nous l’entendons encore et encore à longueur de temps. Et tout le monde en souffre, hommes et femmes.
C’est un fait bien connu, les salarymen japonais ne rentrent généralement que très tard chez eux. De plus en plus de jeunes femmes indépendantes aussi. La journée passée à travailler (ou simplement squatter l’entreprise par principe) et la soirée – tacitement obligatoire – à boire un coup avec ses collègues, ne favorise pas les relations familiales. Nombreux sont les pères qui rentrant chez eux avec le dernier train, trouvent femme et enfants déjà endormis. À la longue, les liens se distendent entre les époux et avec les enfants qui ne voient que rarement leur père. Ajoutons que les Japonais ne prennent que rarement les congés payés auxquels ils ont droit, de peur de surcharger leurs collègues de leur travail, et l’on comprend le sentiment de certains hommes à réduire leur rôle familial à celui de générer un revenu pour la famille. Pour la plupart, il s’agit plus d’un état de fait qu’un choix.
Ce statut déséquilibré, il ne séduit plus chez les jeunes générations, d’autant plus qu’un seul salaire ne suffit souvent plus à entretenir une famille depuis l’éclatement de la bulle économique (ce qui a aussi poussé paradoxalement les femmes à travailler). Les jeunes Japonais ne veulent pas se retrouver avec un tel poids sur les épaules et c’est une des raisons qui explique le nombre grandissant de célibataires. Le mariage est repoussé jusqu’à avoir une situation économique plus favorable et stable (quatre actifs sur dix sont en contrat précaire). Ce qui souvent n’arrive jamais…
Le gouvernement japonais est bien conscient de la situation. Des efforts, légers, sont toutefois menés pour donner plus de temps aux hommes pour profiter de leur famille et à terme pour relancer la natalité. Le congé parental au bénéfice des pères a été instauré en 2010, leur octroyant jusqu’à six mois de congés. S’ils veulent bien les prendre ! Les entreprises sont aussi tenues de limiter la journée de travail à six heures aux pères qui ont un enfant de moins de trois ans. Les mentalités peinent naturellement à évoluer, mais il s’agit d’un progrès révolutionnaire au Japon, qui peut ouvrir la porte à de nouvelles relations entre les hommes, les femmes et le monde du travail.
De leur coté aussi les femmes font face à des difficultés dans le monde du travail. C’est durant la Seconde Guerre Mondiale que les Japonaises ont rejoint massivement les rangs des travailleurs remplaçant les hommes partis au combat. Après la guerre, elles vont continuer à travailler au moins jusqu’au mariage. À l’époque, on attendait toujours des femmes qu’elles se marient avant l’âge fatidique de trente ans, puis qu’elles deviennent mères au foyer renonçant à une carrière professionnelle. De nos jours, cette pression du mariage est toujours très forte et, si des femmes s’épanouissent dans une vie d’épouse strictement au foyer, de plus en plus souhaitent continuer leur carrière tout en ayant des enfants. D’une part, elles se retrouvent souvent à devoir assurer une double journée de labeur, mais elles s’exposent aussi à des pressions et des discriminations au travail. Certaines préfèrent alors renoncer à leur rêve de maternité pour favoriser leur carrière devant les difficultés à concilier ces deux vies.
1 femme sur 5 est harcelée au travail pendant sa grossesse
Un récent rapport commandé par le gouvernement japonais révèle l’étendue du harcèlement subi par les femmes au travail, en particulier pendant leur grossesse et après leur accouchement. Un phénomène nommé « matahara ». L’échantillon étudié comprenait 3 500 femmes âgées de 25 à 44 ans, occupant un emploi à temps partiel ou complet, contractuelles ou intérimaires. Ce sont principalement les femmes intérimaires qui ont été victimes de matahara pour 48,3% des sondées, contre 21,8% des travailleuses à temps complet, 13% des contractuelles et 5% des employées à temps partiel. Les formes prises par ce type de harcèlement sont surtout des remarques désobligeantes (47,3%) : elles « gênent » la bonne marche de l’entreprise ; 21,3% des femmes ont vu leur contrat être annulé en raison de leur maternité ; 20,5% ont été purement licenciées ; pour 17,1% le calcul de leur prime a été revu de manière injuste et 15,9% des femmes déclarent avoir été contraintes à la démission ou à prendre un statut d’employée non-permanente. Des pressions pourtant illégales du point de vue de la loi japonaise. Il ressort aussi que les harceleurs sont en majorité les supérieurs hiérarchiques masculins directs, mais aussi féminins (11%) ou des collègues/subalternes féminins (9,5%) et masculins (5,4%).
Les Japonais semblent toutefois davantage oser mettre en lumière les comportements inacceptables dont ils sont victimes. Une nouvelle sorte de discrimination surprenante dont on espère qu’elle restera marginale a récemment vu le jour : sur Twitter, un Japonais a ainsi révélé début avril que sa société privilégiait l’embauche de gens – hommes comme femmes – au physique ingrat car ils présenteraient une chance (ou un risque plutôt) moindre de se marier, donc d’avoir des enfants, donc de bénéficier des mesures sociales récemment ouvertes aux pères ou de devenir moins performant(e). Au même moment, une femme employée dans une crèche a dû présenter des excuses pour être tombée enceinte avant ses supérieures, ne respectant donc pas le planning de grossesse établi par l’entreprise (où un planning pour se marier est aussi en vigueur). L’employée a été qualifiée d’égoïste et sa mésaventure n’est pas un cas isolé, d’autres entreprises ayant mis en place des plannings de grossesse. Elle résume bien une mentalité encore très présente qui veut que le travail doit passer avant l’épanouissement personnel, et ce en dépit du fait que les entreprises japonaises ne connaissent pas une productivité particulièrement élevée.
L’entreprise japonaise profondément conservatrice
À la lumière de ces exemples, il ressort que les entreprises sont encore frileuses à faire évoluer leurs pratiques pour améliorer le bien-être de leurs employés hommes et femmes tant au travail que dans la sphère familiale. Un bien-être qui pourtant ne pourrait qu’être favorable à la société toute entière, car en permettant aux hommes et aux femmes d’avoir plus de temps libre, de choisir la façon dont ils veulent mener leur carrière ainsi que leur maternité/paternité, il est certain que l’harmonie et l’entente bénéficieraient aux couples qui seraient plus enclin à avoir des enfants. Et l’on sait que cette question préoccupe beaucoup les autorités alors que la population du Japon est vieillissante et que le renouvellement des générations n’est plus assuré, le taux de fécondité étant tombé à 1,4 enfant par femme (insuffisant pour perpétuer une population). Cela étant, d’autres facteurs sont aussi à améliorer pour aller vers une reprise de la natalité : le coût exorbitant de l’éducation d’un enfant dont la scolarité est synonyme d’endettement dès la maternelle, le nombre trop peu élevé de crèches et de garderies disponibles, les difficultés relationnelles…
Outre le milieu du travail et ses conséquences sur la natalité, le sexisme de la société japonaise affecte les Japonaises dans d’autres aspects de leur vie. Lorsqu’une femme est victime d’une agression sexuelle (les tristement célèbres « chikan » des transports en commun), de harcèlement ou de viol, il lui est souvent déconseillé de porter plainte par la police elle-même sous l’argument fallacieux que c’est elle qui en subira des conséquences négatives. Par ailleurs, admettre un viol peut se retourner contre la victime. Elles ne peuvent donc guère compter sur leur entourage qui, souvent, reporte la faute sur elles. De toute manière, (trop) rares sont les femmes à oser porter plainte ou se confier, conditionnées par la société pour se taire et même se sentir coupable. D’où le faible retentissement du mouvement « #MeToo » dans l’archipel. Tout ceci alimente l’idée, chez les hommes (japonais comme visiteurs étrangers), que tout leur est permis ! Mais, là aussi, les lignes bougent… De très nombreux témoignages de viols et d’agressions sexuelles ont fait la une des journaux japonais. Les victimes osent s’exprimer de plus en plus.
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Parfois, ce sexisme engendre des réactions stupides au nom de la tradition, cette excuse bien commode pour justifier le maintien de comportements discriminants. Récemment, lors d’un tournoi de sumo, des secouristes femmes sont montées sur le dohyô pour secourir un maire victime d’un malaise en plein discours. La vie d’un homme était en danger, mais le réflexe de l’arbitre fut de leur demander de partir, soucieux de préserver la « pureté » du dohyô que ces femmes ont « souillé » par leur présence (alors que les femmes peuvent pratiquer le sumo en amateur depuis quelques années). Si de belles traditions doivent perdurer, il en est d’autres que l’on verrait sans déplaisir disparaître dans l’intérêt des femmes comme des hommes. Les jeunes générations sont celles sur qui repose le devoir de secouer les archaïsmes de leur société à moins qu’elles finissent par les accepter à leur tour…
S. Barret
Mise à jour février 2020 :
Concernant les difficultés rencontrées par le féminisme pour émerger au Japon, Poulpy a pu s’entretenir avec Kazuna Yamamoto, la fondatrice et présidente de l’association Voice Up Japan. Une rencontre passionnante avec cette activiste, également engagée pour l’environnement et pour la cause animale, qui nous livre un regard éclairé sur une société japonaise patriarcale toujours crispée quand il s’agit de faire avancer l’égalité de droits entre hommes et femmes ou de traduire en justice violeurs et agresseurs sexuels tant la culture du viol y est présente.
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Sources : nippon.com / soranews24.com / madame.lefigaro.fr / liberation.fr / soranews24.com / slate.fr / Source image d’entête : Japan Today