Les femmes-sirènes, telle est l’expression qui pourrait le mieux caractériser ces pêcheuses japonaises nommées « ama ». Une profession en voie de disparition comme nombre de métiers anciens et artisanaux, exigeants physiquement, mal payés, ce qui séduit difficilement la jeune génération en recherche de confort. Le réchauffement climatique impacte également l’activité des ama d’une manière inattendue. Poulpy a eu l’occasion de rencontrer Kimiyo Hayashi, ama « senior » de la région de Shima. Un moment inoubliable dont on vous partage le récit.

L’archipel nippon est réputé pour sa culture riche, dont la singularité est d’être parvenue à se transformer en un monstre de modernité tout en conservant précieusement dans son quotidien un nombre impressionnant de traditions. Parmi celles-ci, certaines sont menacées de disparition.

C’est le cas notamment des Ama (en japonais 海女 : « mer » et « femme » : les femmes de la mer). On les a longtemps décrites comme des déesses dénudées qui plongent en apnée et sondent l’océan en quête d’algues et de fruits de mer. Si l’équipement de ces plongeuses professionnelles a depuis évolué pour des raisons de santé et de sécurité – du simple bandana sur la tête accompagné d’un pagne avec corde à la taille les reliant au bateau, suivi de la longue tenue de tissu blanc et du masque, à l’actuelle combinaison en néoprène – la pratique traditionnelle, elle, perdure depuis plus de 2000 ans. Un véritable héritage culturel dont on trouve trace écrite dès le 8ème siècle ! Malheureusement, il y a de grands risques qu’elle disparaisse d’ici quelques années seulement…

Artiste : 清広 Titre : 海女 (Ama)

Plonger d’un bateau ou seule depuis la plage, cela nécessite de sacrées capacités physiques quand on sait qu’il faut à chaque descente retenir son souffle au moins une minute, pour pouvoir récolter les ormeaux, huîtres, turbans à cornes et autres coquillages qui se tapissent à 10 mètres au fond de l’eau. « Lorsque j’ai commencé ce métier il y a 50 ans, je descendais même jusqu’à 15 mètres ! » nous raconte avec un grand sourire Kimiyo Hayashi, « cela dépend vraiment de chaque personne ».

À 67 ans, cette femme joviale et toujours souriante est ama dans la région de Shima depuis son plus jeune âge, tout comme l’était sa mère auparavant. Elle nous explique que ce métier indépendant est toujours exercé jusqu’à un âge très avancé (dans sa communauté, la moyenne est de 67 ans, avec fourchette allant de 19 à 84 ans), et traditionnellement toujours par des femmes. La raison ? Autrefois, les vêtements que les plongeuses portaient tout au long de l’année (amagi) étaient très simples, et « les femmes ont plus de gras que les hommes pour résister au froid de l’océan ! » nous précise-t-elle. Très récemment toutefois, avec le passage aux combinaisons modernes, sont apparus quelques rares spécimens courageux d’hommes ama. Ils se comptent sur les doigts de la main.

Mais si ces sirènes japonaises nous évoquent quelque-chose dans le reste du monde (au-delà du personnage romancé d’ama de Kissy Suzuki, idylle de James Bond), c’est parce qu’on les associe bien souvent à la culture perlière, au sein de laquelle elles ont joué un rôle essentiel.

A la fin du 19ème siècle, Mikimoto Kōkichi avait fait appel à leur expertise dans l’invention de sa méthode de culture de la perle : le rôle des ama de cet entrepreneur japonais était de pêcher les huîtres, y insérer le noyau qui produit la perle, et de les replacer ensuite avec précaution dans les fonds marins. Il leur arrivait aussi de déplacer les huîtres d’un endroit à un autre, pour les mettre à l’abri de dangers comme les typhons : la réussite de la greffe dépend en effet des conditions de la mer. Revers de la médaille, avec le développement des techniques modernes de culture de la perle, plus besoin des ama : leur nombre a donc commencé à diminuer drastiquement…

Et alors que la technologie progressait, les techniques de pêche des ama se sont vues menacées : fallait-il céder aux « sirènes de l’industrialisation » elles aussi ? Privilégier la productivité ou protéger les traditions ancestrales ? Les communautés de ama ont préféré garder un équilibre : s’équiper de combinaisons modernes, certes, mais opter pour la durabilité, en instaurant des règles pour lutter contre la surpêche et ses effets néfastes sur l’écosystème, donc sur l’industrie locale de la pêche.

Ainsi à Shima et Toba, région au sud de la préfecture de Mie et qui compte le plus grand nombre d’ama du pays, les zones dans lesquelles ces dernières peuvent plonger ont été strictement définies, de même que leurs heures de travail (3 à 4 heures par jour maximum) et, pour chaque espèce, les saisons de pêche et restrictions de taille/poids minimum.

Kimiyo nous apprend qu’elle a pour obligation de remettre à l’eau les ormeaux de moins de 10 cm, ou encore les turbans à cornes de moins de 60 g, dans un souci de sauvegarde des espèces. Au sein de sa communauté, chaque plongeuse travaille par roulement de 1h30 le matin et 1h30 l’après-midi : « c’est plus efficace pour nous de plonger plusieurs fois, pour ramener plus de pêche, car nous disposons d’un temps limité. »

Une journée normale pour Kimiyo

8h : Kimiyo se rend à l’amagoya (la cabane qu’elle partage avec quelques autres ama), pour préparer le feu et se changer. Le feu est vital pour se protéger après une plongée glaciale.

Photo : Mr Japanization

9h : Départ pour la mer.

9h30 : Première plongée de la journée.

11h : Après 1h30 de plongée, Kimiyo retourne à la cabane se réchauffer, déjeuner et bavarder autour du feu avec ses camarades.

13h15 : Deuxième plongée !

À perte de vue, les fermes à perles.

14h45 : Il est déjà temps de rentrer. Kimiyo collecte tous les produits qu’elle a pêchés durant la matinée et l’après-midi, se change, et peut enfin grignoter un bout et se reposer au chaud à l’amagoya avec les autres plongeuses.

Elles partagent ainsi leurs expériences « de la journée de pêche, du métier en général, mais aussi de la vie » comme toutes les collègues de travail du monde ! Ces moments sont très précieux pour Kimiyo, car c’est ici que se transmet le savoir d’une ama à l’autre, depuis des générations.

En fin de journée : Les ama n’étant pas autorisées à vendre leur pêche directement, elles amènent le fruit de leur travail au marché pour le vendre à des grossistes qui, à leur tour, le vendent aux enchères, souvent beaucoup plus cher. Ce système ne dérange cependant pas Kimiyo, car elle est de cette manière assurée que les grossistes lui achètent tout, chaque jour. Son revenu est donc assuré. Après cette dernière étape, sa journée d’ama est enfin terminée !

Une biodiversité changeante

Malgré les nombreux efforts des communautés de ama pour préserver les ressources locales, Kimiyo a constaté que, depuis qu’elle a commencé ce métier, la quantité de coquillages a radicalement chuté. En cause selon ses observations, non seulement la surpêche mais également le réchauffement climatique.

« La température de l’eau augmente et la mer devient plus profonde. On trouvait autrefois des rochers, qui ont maintenant disparu. Il est plus difficile de rencontrer les espèces que l’on trouvait habituellement dans cette région rocheuse. A l’inverse, certaines espèces qui vivaient dans les eaux plus chaudes d’Okinawa remontent maintenant jusqu’ici. » explique-t-elle.

Même son de cloche du côté des Oyama, une famille de pêcheurs de homards des environs. « Les espèces locales ont changé », révèle l’un des deux fils, Yunki-san. Il observe à présent des poissons rares et colorés d’Okinawa, ainsi que des poulpes habituellement rares dans la région. « A cause du réchauffement de l’eau » continue-t-il, « il y a moins d’algues, donc pas assez de nourriture pour les homards et pour tous les fruits de mer qui s’en nourrissent. » La pollution de l’océan, jadis translucide dans cette région, n’a pas non plus dû améliorer ce constat alarmant. Le monde s’est industrialisé et, partout, on peut en voir les traces.

Photo : Mr Japanization

Son métier est lui aussi menacé, comme celui de Kimiyo-san : avant, elle pouvait trouver des ormeaux pendant 80 à 90 jours par an, désormais seulement 30 jours, « ce qui est dommage aussi pour nous car c’est le coquillage qui se vend le plus cher… » De plus, le marché autrefois ouvert tous les jours est dorénavant fermé le mardi et le samedi : ce sont deux jours de la semaine où les plongeuses ne peuvent plus travailler.

Au-delà de l’amenuisement de la pêche, et par la même occasion des revenus des ama, le réchauffement climatique a également pour conséquence la montée du niveau de la mer et donc l’augmentation de la distance de plongée pour atteindre les fonds, explique Kimiyo. Ceci rend plus difficiles ses conditions de travail et l’accès à certaines zones.

Pour toutes ces raisons pratiques et économiques, les ama sont en train de disparaître. De plus de 17 000 dans les années 1950, on en compte aujourd’hui moins de 2000 dans tout le pays, dont 600 dans la seule région de Shima et Toba. Le métier ne suscite plus de vocation. Pourquoi les jeunes filles souhaiteraient-elles se soumettre à tant de contraintes physiques et sociales, lorsqu’elles peuvent vivre une existence bien plus confortable en ville ? se questionne Kimiyo-san qui comprend également leur choix.

Kimiyo nous apprend avec regret qu’elle sera la quatrième et dernière génération de ama de sa famille : son unique fille travaille à Osaka et ne reprendra pas le flambeau.

Si les jeunes générations ne sont pas séduites, il y a toutefois quelques nouvelles recrues : Kimiyo connaît plusieurs femmes qui ont quitté leur métier d’origine pour devenir ama après 50 ans. « Il n’y a pas d’âge de retraite pour être ama, ce qui permet de travailler plus longtemps. » Dans un pays où les femmes sont généralement relayées à un rôle de mère au foyer, la vie d’une ama est également un symbole fort d’une forme de prise de liberté sur une société patriarcale.

Photo : Mr Japanization

D’autres encore veulent faire connaître cette profession, afin que la tradition ne s’éteigne pas dans l’indifférence, et Kimiyo en fait bien évidemment partie. Quand elle ne plonge pas, elle cuisine pour les visiteurs de la région les fruits de mer qu’elle a pêchés, en leur transmettant oralement la riche histoire des ama et toute la culture qui l’entoure.

Avec un bout de femme dynamique comme elle, on peut bien espérer que l’héritage des dernières sirènes de la mer ne soit jamais totalement enterré ! Les curieux sont d’ailleurs invités à faire un détour dans la municipalité de Shima dont l’accès est facilité depuis Kyoto. Une expérience touchante que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

Infos pratiques :

Pour rencontrer Kimiyo dans l’amagoya où elle sert des fruits de mer : Ama Hut Satoumian (海女小屋体験施設 さとうみ庵)

Pour en savoir plus sur la culture perlière : le petit village de la perle, Shinju no Sato (真珠工房 真珠の里)

Pour un tour guidé à vélo de Shima, incluant les deux endroits ci-dessus : Ise-Shima Bicycle Journey

Kimiyo-san présentant une coquille d’ormeau gigantesque, comme on n’en trouve plus. Photo : Mr Japanization

Mathilde Serre Mays & Mr Japanization


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