Omerta sur les crimes sexuels : une japonaise raconte son viol impuni

Le Japon est connu pour être un des pays les plus sûrs du monde. Peu de risques en effet de se faire agresser ou de se voir arracher son sac à main en rue. Bien au contraire, si vous perdez votre portefeuille plein d’argent, il est probable que vous le retrouviez intacte au koban (poste de police) le plus proche. Mais cette réalité plaisante en dissimule une autre plus sordide, celle des violences sexuelles qui restent majoritairement impunies. Aperçu et témoignage d’une japonaise victime d’un viol à Kyoto.

Depuis les révélations concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein en 2017, des témoignages venant du monde entier ont déferlé sur twitter via le hashtag #MeToo pour dénoncer les agressions sexuelles et viols dont ont été victimes en majorité écrasante des femmes. Au Japon cependant, cette vague de libération de la parole n’a pratiquement pas eu d’écho. Paradoxe alors que la situation pour les victimes est vraiment loin d’y être idéale. Selon le ministère japonais de la Justice, seulement 18% du nombre de victimes d’agression sexuelle porteraient plainte et 50% des affaires de viol dont la police a eu connaissance n’est pas suivie de suites judiciaires. Dans l’écrasante majorité des viols au Japon, le criminel reprendra sa vie normalement sans rien risquer. Une raison évoquée de silence : la honte et la culpabilité ressenties par la victime qui les empêcheraient d’aller porter plainte, intériorisant leur souffrance en silence.

Mais n’est-ce pas une nouvelle fois reporter l’unique responsabilité sur les victimes ? Comment pourraient-elles penser obtenir une aide quelconque alors que personne ne réagit – dans les transports en commun en particulier – lorsqu’un individu se livre à des attouchements (le tristement célèbre « chikan »), que la police et certains médecins ont tendance à blâmer les victimes le jour même de l’agression, que les affaires judiciaires portées en justice coutent infiniment chères, que les parents des plus jeunes victimes déconseillent souvent de rendre la chose publique pour préserver l’honneur familial, que la société japonaise toute entière objectifie les femmes japonaises comme des objets de plaisir au service des hommes. Difficile dans ces conditions de blâmer les victimes. Et pourtant, la honte ressentie est réelle.

Au Japon trop peu de victimes osent pousser la porte d’un poste de police. Source : Flickr

Il est clair. Au Japon, la honte n’a pas encore changé de camp. Ce changement est pourtant nécessaire afin que les victimes aient enfin le soutien moral et collectif pour réagir « proprement » à l’agression, puis dans un second temps porter plainte contre son/ses agresseur(s). En parallèle, la population doit être appelée à prendre conscience de la gravité de ce genre d’actes commis sur les jeunes filles, les femmes, les enfants, pour ne plus les tolérer collectivement, voire même, à terme, changer définitivement le comporter des hommes à l’égard des femmes. C’est d’autant plus vital qu’une part non négligeable des viols sont perpétrés par un membre d’une même famille.

Pour faire bouger les lignes, des petits initiatives essaiment. Une compagnie ferroviaire du Kanto a par exemple lancé une campagne de prévention anti-harcèlement. Des groupes d’activistes ont vu le jour et organisent des évènements autour des droits des femmes. On citera par exemple les Flower Demo qui ont rassemblé des centaines de femmes qui témoignaient publiquement, devant les passants, des viols et agressions dont elles ont été les victimes. Le gouvernement, lui, a enfin révisé la loi contre les abus sexuels (inchangée depuis 110 ans) suite à la révélation d’une victime de viol dont la plainte était étouffée : il en résulte une petite augmentation des peines encourues, la reconnaissance des hommes comme victimes potentielles et la condamnation de la pédophilie même sans menaces ou violences physiques (ce qui devait être établi auparavant). Des premiers pas qui; on l’espère; seront suivis à terme d’un changement global des lois et mentalités, vers la fin de l’impunité dont bénéficient les criminels sexuels. Force est de constater qu’on en est encore loin.

Affiche pour inciter à réagir en cas de « chikan ». Source : Flickr

Poulpy a rencontré une victime de viol qui a accepté de nous livrer son témoignage édifiant sur l’agression qu’elle a subie et les obstacles rencontrés quand elle a voulu engager des poursuites :

« A l’époque, je ne travaillais pas. Je voulais étudier la nature et l’agriculture écologique. Quel est le vrai sens de notre vie ? J’ai décidé de voyager par woofing et j’ai trouvé une ferme à Kyoto qui proposait l’hébergement et le couvert contre du travail dans la ferme.

Pendant le voyage, dans un train, j’ai croisé deux Français (un jeune homme et une amie) qui se rendaient au même endroit ! Ils avaient l’air sympa. On a beaucoup parlé. Sur place, le lieu était tenu par un moine japonais. J’étais heureuse. C’était ma première fois en dehors de Tokyo. J’étudiais également le français. J’étais donc naturellement attirée pour discuter avec des français. À ce moment là, je pensais que c’était le destin de les avoir rencontré. Le travail était difficile, chaque jour. Il était interdit de parler. Le moine était très strict. On débutait à 6 heures du matin jusqu’à 9h du soir. À ce moment là, mon amoureux venait de quitter le Japon. J’étais seule et un peu triste. Je me suis rapprochée naturellement de ce français à travers le travail. C’était un étudiant de 26 ans en médecine. Il semblait intelligent et « normal ». J’en avais 33.

Il était amical et gentil. Jamais je n’aurais imaginé ça de lui. Mais c’est après le séjour à la ferme que tout bascule. Quelques temps plus tard, celui-ci me contacte à la recherche d’un lieu où loger. Il m’a amicalement demandé de rester quelques jours chez moi. J’ai accepté, naïvement, séduite sans doute. C’était un ami, je me devais de l’aider. Après un diner, il s’est rapproché de moi. Le soir venu, nous nous sommes embrassés. Alors que nous commencions à faire l’amour normalement, il a demandé à faire quelques jeux « SM ». J’étais un peu surprise, mais, je me disais sur le moment que c’était peut-être normal pour un étranger ? C’est alors qu’il m’a attachée. Sans me prévenir, il a pris une bougie et a commencé à me brûler. J’ai commencé à me débattre et à paniquer. J’avais tellement peur que je ne pouvais plus respirer. Il a arrêté un instant. J’étais en larmes et choquée. Puis il a repris soudainement alors que j’étais encore attachée, sans pouvoir me libérer. J’ai crié d’arrêter immédiatement. Il est entré en moi, j’ai hurlé, je me suis débattue, il a éjaculé en moi… Il me détache enfin, je hurle à nouveau. Je constate qu’il n’avait même pas de préservatif.

À ce moment, j’étais en choc psychologique, le regard dans le vide. Perdue, je lui ai demandé en colère : « pourquoi as-tu fais une chose pareille ? ». Il a répondu « c’est bon relax ». J’ai immédiatement appelé un docteur en pleine nuit pour aller prendre une pilule du lendemain. À ce moment là, il était encore chez moi et demandait à rester. J’étais perdue. Il y a quelques minutes encore, je pensais tomber amoureuse. Je ne pouvais pas imaginer qu’il ferait une chose pareille. Alors, il a fait le gentil. Il s’est excusé. Il a dit qu’il voulait m’aider, qu’il ne fallait pas en parler autour de moi. Il a même essayé de m’acheter une crème glacée… Je pleurais. Il est encore resté trois jours chez moi après ça, sans que je sache vraiment quoi faire. Avant son départ, j’ai exigé qu’il écrive une lettre pour attester de l’évènement, dans le cas ou je tomberais enceinte. A ma surprise, il va accepter de m’envoyer cette lettre par e-mail quelques jours plus tard depuis la France. Pendant quelques jours, j’étais perdue, je ne savais pas quoi faire. Parler de ce genre de chose au Japon est très mal perçu. C’est une honte pour la femme japonaise, probablement encore plus venant d’un étranger.

Après quelques jours, je suis tombée très malade. J’avais 40 de fièvre, mon corps tremblait et j’avais mal partout. J’ai commencé à avoir des douleurs en urinant. J’ai été dans deux hôpitaux pour voir ce que j’avais, mais personne ne savait. C’est dans un troisième hôpital qu’un docteur va trouver. Une version virulente du HSV1, une maladie sexuellement transmissible. Le test médical était particulièrement douloureux et humiliant. Je ne peux décrire la douleur que j’ai pu ressentir. Et la réaction du docteur (un homme) va alors finir de me détruire « Wow, tu sembles bien t’amuser avec les garçons ! » me dit-il. Je lui réponds « Je me suis fait violer la semaine dernière ». Je verse alors toutes les larmes de mon corps et réalise pleinement la gravité de ce qui s’est vraiment passé. Le docteur s’est excusé face à ma détresse. Concernant la maladie, j’allais devoir la porter toute mon existence. Le dire à chacun de mes partenaires futurs. Je me sentais stupide. Stupide d’avoir fait confiance à ce garçon. Je me sentais détruite au plus profond de moi. En tant que japonaise, tout m’est passé à l’esprit, qu’allait penser ma famille ? Mes amis ? J’allais tout perdre… J’ai alors contacté ce garçon par e-mail pour lui parler de la maladie. Il avoue alors qu’il était au courant, qu’il ne pensait pas pouvoir la transmettre si facilement… Nouvelle claque. Je réalise qu’en plus d’être violent et sans cœur, il n’avait pas la moindre conscience de la gravité de son acte. J’ai dit « arrête » ! Il ne l’a pas fait. Il ne s’est pas protégé alors qu’il avait une MST en toute conscience. Sa réponse « beaucoup de gens ont ce type de MST, c’est pas un drame ». Je m’effondrais. Le traitement étant coûteux, je lui demande de prendre ses responsabilités et de m’aider. Mais il tentera de relativiser la gravité de la situation.

C’est alors que j’ai décidé de me tourner vers les autorités, j’avoue, en dernier recours tellement j’avais peur d’être mal perçue. Et je n’allais pas être déçue…

Osaka, Japan, 2013. Les rames de trains réservées aux femmes pendant les heures de pointe permettent de diminuer les cas d’attouchements dans les transports.

J’ai donc d’abord vu un avocat (japonais). Il ne m’a pas prise au sérieux. « Vous savez, il voulait sans doute garder un bon souvenir de votre rencontre » m’a-t-il dit. « ça ne devait pas être très sérieux pour lui ». Je pleurais devant lui. J’ai changé d’avocat. Le seconde m’a dit : « si vous arrivez à le prouver, ce qui est difficile, vous devrez payer 25 000 euros de frais. Mais vu qu’il est Français, autant dire qu’on a peu de chance de faire quoi que ce soit. » Il me fait comprendre gentiment que le système japonais n’est pas idéal en cas de viol. Si vous n’êtes pas riche, c’est bien trop cher d’aller en justice. Alors, on se tait. On subit. On ferme sa bouche. Et comme au Japon les femmes gagnent toujours moins que les hommes, c’est loin d’être réglé. Alors j’ai décidé, par dépit, d’aller faire une déposition à la police. Et là, ce fut l’humiliation intégrale. Les deux policiers (hommes) vont décortiquer ma vie, me poser des questions très précises. Je dois décrire l’acte sexuel dans les moindres détails. Je me sens humiliée, mais c’est pour le bon déroulement de l’affaire, pas vrai ? Pourtant, une fois terminé, les policiers me disent « votre histoire n’est pas claire » … « Vous pouvez vraiment prouver tout ça ?! », « Vous étiez presque en couple donc ! ». Alors, on peut violer quand on est « presque en couple » ?! Et en couple c’est open bar ? Grande nouvelle pour les femmes ! Je pleurais à nouveau. Tout ce que je venais de faire n’avait servi à rien. Pour eux, c’était juste un petit soucis de communication de couple. La honte se reporte sur moi à nouveau. Je devrais me confronter au mythe du « violeur étranger caché dans une ruelle sombre ». Ils ne peuvent même pas concevoir qu’un viol se déroule dans d’autres conditions, alors que le plus souvent, le viol est commis par un proche. Au Japon, tout est dirigé par des hommes. Forcément, je n’aurais été confronté qu’à des hommes tout au long de mon parcours, excepté une seule fois, à l’hôpital ou j’ai rencontré une autre femme violée qui était là pour des soins mentaux. Les viols au Japon sont trop rarement punis. Et je suis une adulte ! Je n’ose pas imaginer ce qu’il se passerait avec un enfant.

Aujourd’hui, je veux que ce garçon prenne conscience de ce qu’il a fait. Ainsi que tous les autres. Je ne peux strictement rien faire d’autre que de témoigner par écrit, avec le risque que ça aura sur ma vie et ma carrière. Pour ma part, je resterai victime à vie, cette maladie restant en moi pour toujours. Et pour chaque petit copain à l’avenir, je devrai à nouveau raconter cette histoire, si seulement ils peuvent l’accepter. La honte, la peur de parler, l’omniprésence des hommes dans le parcours de la victime, le jugement de la société, nous sommes seuls, et ceci doit changer. Il faut que ça cesse ! »

Il faut que ça cesse ! Un cri du cœur que personne ne saurait contredire.


Interview par Mr Japanization