Il y a quelques temps, alors que je visitais un parc aux infinies étendues de fleurs près de Tokyo, j’aperçus une Japonaise en pleine séance photo (voir ci-dessus). Celle-ci venait de sortir de son sac à main un petit hérisson. Scène des plus curieuses, je l’observe alors attentivement. Elle retournait dans tous les sens la pauvre bête avec l’espoir inespéré d’en tirer le meilleur cliché, la photo qui gagnerait le plus de like sur Instagram… Alors qu’elle tentait de poser un chapeau miniature sur la tête de la créature, celle-ci se débattait désespérément. Une fois le précieux cliché espéré, il retournera immédiatement dans son sac, sans même pouvoir fouler cette nature luxuriante du bout de ses pattes. J’ai compris ce jour là l’envers du décor des « petfluencers ».

Ce n’est pas un secret, les animaux mignons ont la cote sur internet où ils deviennent de véritables stars, particulièrement au Japon. Les plus célèbres génèrent un business ahurissant sur leur simple nom. Les marques s’arrachent leur image qui peut rapporter de grosses sommes d’argent à leur propriétaire en contrats publicitaires et produits dérivés, le tout, sans véritablement rien faire d’autre que d’afficher leur créature dans des postures mignonnes. Parmi les animaux les plus connus du web, la chatte de 6 ans surnommée « Grumpy Cat » (le chat grincheux) célèbre grâce à son expression constamment renfrognée.

Son succès débuta via une simple photo postée sur Reddit, devenue un « meme » qui a fait la célébrité du félin. La minette dispose désormais de son propre site internet où l’on peut s’enquérir des dernières nouvelles et acheter des tas de produits dérivés (vêtements, coques de téléphones, mug, peluches…). Elle a été invitée dans plusieurs émissions télé et des festivals, elle est apparue dans une publicité pour Friskies et un calendrier Opel, un livre de photos et des BDs mettant en scène la star ont été publiées, un film a été tourné en son honneur et elle partage même la vedette d’une série de BD avec Garfield non moins fameux chat de fiction. Et, consécration suprême, une étoile sur le Hollywood Boulevard à son nom ! Une véritable entreprise s’est montée autour de Grumpy Cat dont la valeur fut estimée en 2013 à un million de dollars par le New York Magazine dont elle a fait la une.

Choupette, chatte du renommé Karl Lagerfeld qui l’a fait poser pour des publicités & des magazines, a lancé des lignes d’accessoires de mode, des vêtements, de maquillage… Un business qui a rapporté 3 millions d’euros en un an.

Et Grumpy Cat n’est pas seule dans l’univers des animaux stars du net. On peut aussi citer  Boo, un Loulou de Poméranie à la bouille craquante qui compte 16 millions de fans sur sa page facebook ; Maru, ce chat légèrement enrobé qui aime se jeter dans des cartons, faisant la joie de ses 600 000 abonnés youtube ; le hérisson Darcy au compte instagram suivi par plus de 300 000 followers ; le défunt Colonel Meow, chat à la plus longue fourrure du monde et tant d’autres encore.

Des success-story qui font rêver le quidam. Nombre de propriétaires aimeraient secrètement voir se réaliser ce rêve pour leur propre chouchou, mais surtout pour eux-mêmes et leur compte en banque. Car l’animal, lui, ne bénéficie que rarement d’un traitement de faveur. Bien entendu, il n’est pas question de jeter la pierre à tous les propriétaires d’animaux qui publient vidéos et photos de leur compagnon sur le net. La plupart d’entre eux traitent bien leurs animaux. La principale question que pose la généralisation de ce business, c’est celle de la participation plus ou moins forcée de l’animal et la pratique économique qui consiste pour un humain de capitaliser de l’argent sur le dos d’un animal. Dans les cas les plus extrêmes, Instagram semble peu à peu se faire la vitrine d’un cirque 3.0 où des animaux de plus en plus sauvages et exotiques font quelques tours face caméra pour enrichir leur propriétaire.

Il a l’air joyeux. Mais qu’est-ce que vous en savez ?

Car, dans le fonds, il n’y a rien de mal à partager sur le net une simple photo amusante de son animal de compagnie, pris sur le vif, dans une position adorable ou drôle. Tous les propriétaires aiment qu’on leur dise que leur animal est mignon et qu’il soit admiré. Et, avec internet, le nombre d’adorateurs potentiels peut vite se compter en millions. Des utilisateurs qui deviennent rapidement des cerveaux disponibles pour les marques. C’est ici, quand la popularité prend des proportions systémiques, que l’animal devient lui même un produit.

Dès lors, au lieu d’attendre de prendre fortuitement la photo qui fera fondre les masses, de plus en plus de propriétaires sont tentés de provoquer les situations, de mettre en scène leur compagnon, parfois à coup de déguisements inconfortables et de longues séances de pose. L’internaute qui s’extasie devant des photos trop « mignonnes » n’a pas forcément conscience du background qui a permis ce cliché. De plus, par anthropomorphisme, il est de plus en plus courant de forcer l’animal à prendre une attitude « humaine » pour forcer le trait. N’est-il pas mignon ce petit hérisson qui semble sourire face caméra ? Qu’est-ce qui indique que celui-ci, placé de force sur le dos, n’est pas en train de suffoquer sous les 40 degrés du soleil nippon ? La détresse de l’animal est totalement niée par le rendu final, l’image, ce spectacle reluisant mais faux qu’on donnera à manger aux fans.

Par ailleurs, tout le monde se souvient du cas des loris paresseux, victimes de leur apparence. Ces primates naturellement mignons, mais en voie d’extinction, étaient sur tous les écrans il y a quelques mois encore. Comme l’animal possède des dents contenant un venin, les trafiquants avaient pris l’habitude de leur arracher sans anesthésie. Le buzz global autour de l’animal sur les réseaux sociaux a généré un trafic illégal d’une ampleur jamais vue si bien qu’une campagne internationale fut lancée pour tenter d’arrêter ce cauchemar.

Au Japon, c’est un autre phénomène qui prend de l’ampleur : celui des cafés animaliers. Ici aussi, le succès de ce type de café à thème est la conséquence directe d’une popularisation des animaux sauvages « mignons » sur les réseaux sociaux. Les japonais n’ayant pas de place et peu de temps pour gérer un animal de ce genre chez eux, chacun se précipite pour se prendre en selfie avec les créatures en mode kawaii. Les établissement de ce type ne désemplissent pas, et il n’existe pratiquement aucune législation contraignante en la matière. On y trouve hiboux, chouettes, furets, serpents, hérissons, et parfois même des animaux beaucoup plus sauvages comme des paresseux. Là encore, la médiatisation sur Instagram crée un effet d’appel redoutable.

On le constate, tout le nœud du problème réside ainsi dans la difficulté à repérer les animaux véritablement maltraités pour lutter contre leur exploitation à des fins purement mercantiles. Une face peu reluisante de l’univers des petfluencers qui paradoxalement veut mettre en avant l’amour de l’animal. Mais quand l’argent et la popularité s’en mêlent, que reste-t-il de sincère dans les comportements humains ? Pour notre part, dans le doute, nous avons décidé il y a plusieurs années de ne plus participer à cette mascarade en arrêtant tout simplement de les partager sans nous assurer que l’animal est entièrement libre de ses mouvements.

En conclusion, on aimerait rappeler à chacun le cruel décalage entre le monde virtuel et réel : si sur le net les animaux font craquer des millions d’internautes, chaque année des propriétaires irresponsables abandonnent leur animal de compagnie comme un vulgaire objet qui a cessé de plaire. Celui-ci ne devait sans doute pas être une starlette des réseaux sociaux. Chaque été, au moment des départs en vacances, les refuges de la SPA connaissent un pic d’abandon (l’effet « pas de place dans la voiture pour le chien ») et 2018 n’a pas dérogé à cette triste règle. Une fois encore les refuges sont saturés et doivent en plus gérer la canicule mal supportée par les animaux. En trois ans le taux d’abandons de chats a même bondi de 20% selon les chiffres de la SPA. Malgré les régulières campagnes de prévention, le nombre d’animaux délaissés augmente d’année en année.

Est-ce qu’un jour les animaux cesseront d’être victimes de l’égoïsme des Hommes ?

S. Barret & Mr Japanization


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Sources : theguardian.com / lemonde.fr / Photographie d’entête par Mr Japanization (2018, Tokyo)