Le Japon vient d’adopter une loi contre le cyberharcèlement, dans le sillage du suicide de la star de téléréalité et du catch Hana Kimura. Ce cas ayant touché une personnalité japonaise médiatique a permis de faire bouger les lignes et de venir combler un vide juridique incompréhensible à l’heure de l’avènement des réseaux sociaux, et de toutes les dérives qui les accompagnent dans un pays ou sont recensés pas loin de 18 900 cas annuels avérés de d’harcèlement en ligne dans le seul milieu scolaire. La propension japonaise à garder le silence laisse toutefois présager un nombre de cas bien supérieur à la moyenne toutes strates de la société confondues.
L’histoire tragique de Hana Kimura
Tout semblait sourire à la jeune Hana Kimura, 22 ans, personnalité du catch féminin et participante à l’émission de télé-réalité « Terrace palace » diffusé sur Fuji TV à l’échelle nationale, et sur Netflix à l’international. Cependant, une séquence aura fait basculer le destin prometteur de la lutteuse professionnelle : l’un des coparticipants à l’émission a accidentellement abîmé une des tenues de combat de Hana, et celle-ci, dans un accès de colère, a jeté une casquette de baseball de celui-ci. Ce comportement, qui relève surtout d’une mise en scène de la télé-réalité, a été jugé par certains téléspectateurs comme odieux, entraînant une avalanche de messages injurieux et orduriers sur ses profils. De nombreux japonais ont été jusqu’à l’encourager à « mourir » ou à « contracter le coronavirus et d’y rester ». Cet élément fut le déclencheur de la lente descente aux enfers de la combattante.
Kyoko Kimura, la mère de la défunte, a déclaré aux médias que la réaction de sa fille avait été commandée par le staff de l’émission afin d’obtenir des images chocs, dénonçant une scène plus ou moins scriptée, ce que la production du show dément formellement en invoquant la nature même de la « téléréalité » … D’après Kyoto Kimura : « Les participants au programme sont en position de faiblesse. Ils ne sont pas en mesure de dire qu’ils ne peuvent pas faire quelque-chose qu’on leur demande. Comme pour les personnes victimes de harcèlement, le harceleur peut dire qu’il n’a perçu aucune contrainte, mais pour la personne concernée, c’est différent. »
Au mois de mai 2020, peu de temps après avoir publié une ultime photo ou elle embrassait son chat, lui disant qu’elle l’aimait et lui souhaitait une heureuse et longue vie, Hana Kimura se donnait la mort, seule, chez elle. Sa mère a reçu le même jour un sms d’adieu de sa fille : « Désolée Maman, je te souhaite une vie heureuse ». Un acte radical qui ponctuait des mois de harcèlements sur les réseaux sociaux.
La vague d’émoi à l’échelle nationale a relancé inévitablement le débat sur la nécessité de punir les cyber-harceleurs en reconnaissant leur responsabilité pénale, et ce malgré le sentiment d’impunité dont ceux-ci semblent jouir aujourd’hui, cachés derrière l’anonymat de leurs profils. Notons également que le phénomène est loin d’être nouveau. Malheureusement, le système politique japonais semble fonctionner seulement en réponse à des tragédies très médiatiques.
La mère de la défunte a décidé de faire bouger les lignes en lançant une campagne visant à faire réagir le gouvernement sur la thématique du cyberharcèlement, afin d’éviter que d’autres drames ne se reproduisent face à des sanctions beaucoup trop dérisoires pour être dissuasive. Son combat s’est avéré payant. Deux ans après les faits, le Parlement japonais s’est saisi du dossier en avril 2022 afin de faire évoluer la législation.
D’autant plus que ce cas précis n’est malheureusement pas un cas isolé et fait écho à une autre sordide affaire du même acabit. La même année, le 18 juin 2020 à 13 h 35, l’acteur et chanteur Haruma Miura, alors âgé de 30 ans, a été retrouvé pendu dans un placard de son appartement tokyoïte. Ce suicide est considéré comme lié à une campagne de dénigrement en ligne dont il fut lui aussi la victime.
La loi adoptée en juin 2022 prévoit de revoir à la hausse les amendes et les peines de prison de ceux qui se rendent responsables de ce type de délit. En effet, l’amende sera désormais portée à 300 000 yen (2 100€), contre seulement 70 euros avant, le tout assorti d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à un an ferme. Le délai de prescription est lui aussi porté à trois ans, afin de permettre aux victimes d’obtenir réparation rétroactivement.
Cette loi sera réexaminée dans trois ans afin d’en évaluer ses éventuels bénéfices. Cela peut paraître bien peu comparé à ce qui se fait en terme de réponse pénale dans certains pays occidentaux ; cependant, il faut saluer ici une avancée significative dans l’intérêt des victimes, et qui devraient peut-être permettre de réduire l’ampleur du phénomène à l’avenir.
(À titre comparatif, la loi française requiert des peines pouvant aller jusqu’à 2 ans de prison et 30 000€ d’amende, avec un maximum de 3 ans d’emprisonnement et 45 000€ d’amende, si la victime est un mineur de moins de 15 ans.)
Cependant, aussi utile et salvatrice soit cette mesure de salubrité publique, elle s’est attiré les foudres de ses détracteurs. En effet, certains voient d’un mauvais œil ce qu’ils qualifient d’outil de censure, qui pourrait selon eux être utilisé à des fins de censure par des politiques ou dirigeants peu scrupuleux, et que celle-ci pourrait, de par sa nature, constituer une entrave à la liberté générale d’expression sur le web. Cette réaction n’est pas propre au Japon, l’Hexagone a aussi vu la loi AVIA de 2020 contre les contenus haineux en ligne se faire censurer peu de temps après par le Conseil constitutionnel, craignant lui aussi une dérive disproportionnée et inadaptée au but poursuivi. Pourtant, le cyberharcèlement est un véritable problème de société qui pousse toujours plus de gens – souvent jeunes – à la dépression, si pas, au suicide.
La liberté d’expression avant la prévention des suicides ?
De notre point de vue de Francophone, la liberté d’expression est un droit inaliénable garanti par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. ». Mais tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un outil nécessaire permettant de faire avancer la société via des échanges constructifs, des débats d’idées, d’opinions ou de dénonciation de faits et comportements répréhensibles, une liberté d’expression totale et non encadrée amène inévitablement à des dérives potentiellement mortelles.
Faut il alors encadrer juridiquement la libre expression dans le domaine public (tel qu’Internet et les réseaux sociaux) au risque de compromettre partiellement celle-ci, au détriment de victimes toujours plus nombreuses à une époque où nul n’est à l’abri de la critique, même dans le confort de son propre domicile ? En effet, bien qu’Internet se révèle être un puissant outil informationnel et relationnel, force est de constater que l’homme moderne est interconnecté, bien plus qu’auparavant dans toute son histoire. La frontière entre intimité et vie publique est plus poreuse que jamais. Comment alors, défendre les droits les plus fondamentaux de libre information ou tout autre exercice de critique, sans mettre de côté les victimes de cyber-harcèlement ? Le droit répond généralement à cette question de la même manière qu’en cas diffamation, avec des poursuites adaptées, même sur internet. Chacun reste libre donc d’user de sa liberté d’expression mais doit prendre ses responsabilités si l’usage de cette communication sert à atteindre au bien-être d’un individu tiers.
L’équilibre parfait entre devoir et liberté n’existe pas ; cependant, ce type de harcèlement est devenu une problématique mondiale. On ne peut que saluer les avancées juridiques ici et là dans la protection des victimes. Malheureusement, les choses ne bougent que bien trop lentement et le progrès ne se fera au Japon que dans le sang d’autres victimes, comme l’illustre le cas de Hana Kimura : il aura fallu le suicide d’une jeune célébrité pour que le monde politique nippon se décide enfin à légiférer sur cette question.
Notons enfin que le harcèlement au Japon est une pratique qui commence tôt, dès la petite école, même en dehors du cadre des réseaux sociaux. Le nombre de suicides au Japon n’a cessé de diminuer mais celui-ci des enfants ne cessé quant à lui d’augmenter de manière inquiétante. Des comportements qui se perpétuent souvent dans le monde du travail et qui ciblent particulièrement les individus qui sortent un peu trop des normes parfaitement huilées de la société japonaise…
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