Le tengu fait partie de ces créatures du folklore japonais que l’on connaît le plus, reconnaissable au premier coup d’œil grâce à son nez rouge proéminent. Que ce soit dans le théâtre japonais, dans les animés/manga ou encore lors de cérémonies religieuses, les masques rouges à son effigie sont légion. Pourtant, très peu connaissent la créature qui se cache derrière ce long nez…
Considérée comme le protecteur des montagnes, la figure du tengu inspire avant tout la crainte. À son origine, cette créature était davantage perçue comme un être malveillant, annonciateur de conflits. Pourtant, il ne s’agit pas d’un démons comme certains le pensent, mais bien de la personnification d’un kami – dieu shinto – ou encore d’un yōkai. De protecteur à guerrier ou encore professeur d’arts-martiaux, l’évolution du tengu au cours de l’histoire est passionnante, comme nous allons le voir ensemble.
À quoi ressemble un tengu ?
Le tengu 天狗, tel qu’il est le plus souvent représenté, est une créature humanoïde possédant un long nez rouge et des ailes. Pourtant les kanji utilisés pour le mot tengu signifient « chien céleste ». Si le tengu possède le kanji du chien dans son nom c’est parce qu’il tire son origine du tiangou, un chien démon du folklore chinois. Lorsqu’un tiangou apparaît, telle une étoile filante (ou une météorite) dans le ciel, un conflit se déclenche quelques instants plus tard. Le tengu est à l’origine un annonciateur de guerres.
Le tengu est mentionné pour la première fois au Japon dans le Nihon Shoki, l’un des deux ouvrages mythologiques et historiques les plus importants du pays, écrit en 720 (le second étant le Kojiki paru en 712). Sa description y est semblable à celle du tiangou et son apparition est immédiatement suivie d’un conflit militaire.
Si le tengu est décrit par la suite comme une créature humanoïde possédant des caractéristiques aviaires, c’est parce que le tengu aurait également été influencé par Garuda, une monture humanoïde de l’hindouisme et du bouddhisme possédant des ailes. Mais ce n’est pas la seule piste, puisque le tengu pourrait aussi avoir pour ancêtre une créature appelée Amanozako 天逆毎, mentionnée dans le Kujiki (à ne pas confondre avec le Kojiki) un ouvrage compilé entre le 9 et 10e siècle. Amanozako est une créature féroce, possédant une forme humanoïde, un long nez et des ailes. Elle serait née de la colère de Susanoo, la divinité des tempêtes, que ce dernier aurait accumulée en lui, puis vomit.
Le tengu est ainsi représenté parfois avec un bec, parfois avec un long nez rouge. Ce long nez est probablement dû à l’évolution de la représentation du bec du tengu, ce qui l’amène souvent à être confondu avec Sarutahiko, une divinité importante de la mythologie japonaise, possédant lui aussi un long nez rouge.
Il existe deux principales catégories de tengu : les daitengu, qui sont les tengu les plus intelligents et de très bons guerriers, et les kotengu, qui sont les serviteurs des daitengu, considérés comme moins intelligents. Les kotengu serviteurs sont davantage représentés sous des traits aviaires que les daitengu. Parfois même, ceux-ci sont bleus.
L’ennemi du bouddhisme ?
Le tengu était considéré par les bouddhistes comme une créature malveillante qui aimait s’en prendre à leur religion. Ils furent d’ailleurs longtemps considérés comme la réincarnation d’anciens moines bouddhistes en colère ou hérétiques. De nombreuses histoires racontent comment les tengu s’en prenaient aux moines bouddhistes en les enlevant ou encore en volant des objets importants dans les temples bouddhistes.
On pensait aussi que les tengu étaient la réincarnation de personnes très vaniteuses. D’ailleurs, il existe une expression japonaise « tengu ni natta » (devenir un tengu), utilisée pour décrire quelqu’un d’extrêmement vaniteux. En Français, on pourrait éventuellement le traduire comme « avoir la grosse tête ». Comme vous pouvez le constater, l’image du tengu était loin d’être positive…
Le protecteur des montagnes japonaises
Le tengu va finir par être associé aux yamabushi 山伏, des ascètes qui vivent isolés dans les montagnes. Les yamabushi sont des adeptes du shugendô 修験道, un culte des montagnes. Le shugendô regroupe des principes du shintô, du taoïsme et du bouddhisme. Ses membres vivent et s’entraînent dans les montagnes sacrées du Japon qu’ils vénèrent. Il faut savoir que les montagnes au Japon représentent 80% du territoire, ce qui est tout simplement énorme. Elles étaient autrefois considérées comme sacrées (c’est d’ailleurs toujours le cas pour de nombreuses montagnes) et il était parfois interdit de s’y aventurer.
Un tengu, en tant que protecteur des montagnes et des yamabushi, pouvait se montrer impitoyable envers ceux qui s’aventuraient et s’en prenaient à leur montagne. Dans l’iconographie antique, il porte la tenue traditionnelle des yamabushi, dont les deux éléments les plus distinctifs sont une coiffe noire, appelée tokin, et une tenue à 6 pompons, appelée yuigesa. On le trouve aussi parfois tenant un éventail en plumes dans la main, qui lui permet de déclencher des vents violents.
La légende de Sôjôbô, le tengu du mont Kurama
Certains tengu sont connus pour être de très bons guerriers et pour manier le sabre comme personne. D’ailleurs, comme toutes les créatures issues du folklore japonais, les tengu aussi ont leurs êtres légendaires. Ils sont au nombre de trois : Sôjôbô du mont Kurama, Tarôbô du mont Atago et Jirôbô des monts Hira. Le plus populaire étant Sôjôbô, car il aurait entraîné Minamoto no Yoshitsune (1159-1189), une figure historique très connue du Japon.
Yoshitsune fut forcé à l’exil après l’assassinat de son père par Taira no Kiyomori, un guerrier très influent à la cour impériale. Il trouva refuge au mont Kurama où selon la légende il rencontra Sôjôbô. Les deux se lièrent d’amitié et Sôjôbô proposa à Yoshitsune de l’entraîner pour qu’il puisse prendre sa revanche sur le clan Taira. Après son entraînement Yoshitsune put rejoindre son clan qui réussit à vaincre celui des Taira. Cette victoire aboutira à la fondation du premier gouvernement militaire du pays et au déclin du pouvoir impérial japonais.
Le confrontation épique entre Minamoto Yoshitsune et le moine guerrier titanesque Musashibo Benkei sur le pont Gojo reste l’une des images les plus marquantes du folklore japonais. Il n’est ainsi pas rare de retrouver des représentations de ce daitengu « entraîneur » jusque sur les tsuba de l’époque Edo, la garde des katana.
Les lieux dédiés aux tengu
Comme le tengu est le protecteur des montagnes, il n’est pas rare de croiser des statues de tengu dans ces endroits. Par exemple, le temple Kenchô-ji de Kamakura possède un observatoire situé dans les montagnes où plusieurs statues de tengu sont positionnées à flanc de montagne, imposant le respect aux visiteurs. Il est également possible de voir des statues de tengu au mont Takao, un lieu touristique très populaire proche de Tokyo.
De nombreuses montagnes possèdent toujours leurs propres tengu, vénérés avec un peu de crainte par les habitants alentour. C’est le cas par exemple du tengu du mont Kashô dans la préfecture de Gunma. Aujourd’hui encore, les habitants de Numata, ville située au pied de la montagne, organisent chaque année un festival appelé Numata Tengu Matsuri. À l’occasion de ce festival, qui a lieu du 3 au 5 août, deux masques géants de tengu sont portés à travers la ville, uniquement par des femmes ! Notons qu’il est courant que le long nez rouge au bout proéminent du tengu soit plus ou moins volontairement amalgamé avec un phallus.
Le tengu est décidément une créature singulière du folklore japonais. À la fois divinité et yokaï, il inspire autant la crainte que le respect. Telle cette montagne qu’il symbolise, le tengu protège autant qu’il peut vous détruire en un claquement de doigts…
Claire-Marie Grasteau