« Tout est gore. Tout est gore. Tout est gore »… Les paroles du récent titre de Lous and the Yakuza sonnent à plein régime dans nos oreilles à la vue des illustrations érotico-thanatiques de Toshio Saeki. Corps fendus, membres atrophiés, sexes dysmorphiques : les scènes crispent le corps et dérangent le regard, questionnent la morale. Pourquoi sommes-nous si inconfortablement attirés par ces visions brutales ? Le mélange d’horreur et d’érotisme n’est pourtant pas nouveau dans l’art japonais, pourquoi est-il toujours si explosif ? Retour sur quelques postures infernales qu’aimait à esquisser le maître de l’Ero Guro, un mouvement artistique japonais pour le moins déstabilisant…
Toshio Saeki (佐伯俊男) est un peintre japonais né en 1945 dans la préfecture de Miyazaki et malheureusement décédé juste avant la vague du coronavirus, en novembre 2019. La peinture de Saeki-san hérite de plusieurs traditions artistiques. L’influence la plus frappante est celle des Shunga, ces illustrations érotiques traditionnelles très répandues durant la période Tokugawa (徳川時代,l’), aussi appelée Edo (江戸時代) (1603-1868). Bien sûr, ces esquisses raffinées à caractère pornographique qui mettaient en scène des mariés, courtisanes ou couples de même sexe, circulaient essentiellement dans la clandestinité. Leur valeur était si importante qu’une seule estampe érotique pouvait nourrir son créateur pendant plusieurs mois. Elles ont d’ailleurs fini par se raréfier avec l’apparition de la photographie suggestive, au commencement de l’ère Meiji (1868-1912). L’œuvre de Toshio Saeki aura ainsi, pourrait-on dire, largement contribué à donner une seconde vie à cet héritage artistique profondément marquant.
Le maître contemporain réinvente cependant le genre en y mêlant d’autres inspirations, comme une dimension gore et cauchemardesque venue tout droit des croyances infernales nippones. Aussi dédie-t-il une bonne partie de ses peintures à l’obscénité des Yokai et autres terribles esprits surnaturels. Entre leurs griffes, les humains ont été pervertis, s’amusent lubriquement ou sont en passe d’être sacrifiés.
C’est donc sans surprise que son travail est devenu une référence de l’Ero Guro (エログロ). Ce mouvement japonais artistique et littéraire associant tout bonnement, depuis 1930, sexualité explicite et éléments gores. Si le style rappelle évidemment les anciens Shunga, l’origine de l’Ero Guro serait plus largement multiculturelle : on ne saurait, effectivement, évoquer ses traits sans penser aux vanités hollandaises du début XVIIème siècle ou aux textes du Marquis de Sade (1740-1814).
Pour mieux comprendre ces entrelacements de traditions erotico-macabres et ce que les japonais y trouvent de fascinant : dépassons le malaise, pour visiter les antres de l’être humain, comme de l’enfer spectral… Voici 5 œuvres parmi les plus dérangeantes du maître trash, en autant de thématiques.
#1 Plaisir et mort.
L’œuvre de Toshio Saeki est riche de sens et de symboles et ne saurait se prêter à une interprétation figée. Toutefois, on lui reconnaît un style à vif sur des thématiques brûlantes comme à propos de la tension entre mort et sexualité. Ici, le voyeurisme de l’âge mûr, exclu et timide, mais bel et bien présent, rend la scène principale d’autant plus perturbante : il s’agit d’un couple dont le plaisir semble évident, au sein d’une étreinte quasi-nécrophile. Le squelette apparent de la femme laisse penser qu’elle est mi-vivante mi-morte ou, peut-être bien, qu’elle incarne un Yokai féminin et trompeur.
Bien sûr, le rapport sexualité/mort, un des plus célèbres, a été largement essoré par la philosophie. La vision shintoïste pourrait cependant davantage nous éclairer sur l’attrait du public japonais pour ce binôme : d’un côté, les plaisirs charnels, séparés de ceux de l’esprit, y sont tout à fait valorisés. D’un autre côté, en revanche, le corps mort est perçu comme salissant et impur. Que deux visions aussi antinomiques de l’anatomie cohabitent avec une telle proximité au sein d’une seule et même tradition pousse inévitablement l’imagination à les entrechoquer : squelette inerte conspué et chair vivante respectée. La tentation est d’autant plus grande qu’au Japon, la sexualité est moins taboue. Peut-être cette liberté de ton est-elle paradoxalement amplifiée par une société qui, sous pression, parfois censurée et dont le cinéma pornographique est flouté, génère des frustrations et de potentiels excès ? Nuance toujours : tous les pays sont plus ou moins avides de fantasmes incongrus, voire impensables, mais toutes les sociétés n’en exposent pas pareillement les contours. Le Japon a certes cette manière bien singulière de symboliser ses fantasmes.
#2 Séduction et Gore.
La séduction, ce jeu consistant à provoquer l’attention, l’attraction ou l’affection d’autrui. Dans cette scénette, il est explicite : regards en coin, sourires mielleux, postures sensuelles. Il pourrait même s’agir d’une interprétation littérale des usités « se courir après », « faire courir » ou « suis moi, je te fuis ». Or le gore, de quoi est-ce l’anglicisme ? On l’assimile essentiellement au genre cinématographique. Le Japon en est d’ailleurs féru et excelle à l’exercice ! Mais gore signifie avant tout « sang » en anglais. Non pas celui qui coule dans vos veines (blood), mais celui qui en jaillit : une sorte de sang qui ne serait pas à sa place. Une vision sanguinaire, en somme.
Aussi, est-ce une des forces de Toshio Saeki d’avoir su souligner, non sans humour, cette fragilité du corps gorgé de globules rouges et si facile à auto-découper. Notamment par un contraste d’aplats saisissant : couleurs gourmandes et vives (le rose, bleu ciel et jaune) sont ainsi tâchées de flaques rouges, à cause des nombreuses irruptions pourpres généreusement ligamenteuses. Le fundoshi immaculé du gênant homme suicidaire est, d’ailleurs, également touché. Contrairement à la jeune fille, innocente et légère. Le tout, bien sûr, se veut en plus épié par un tiers, une sorte de monstre surnaturel et pervers logé dans un miroir. Quant au fond nocturne, ce noir total et infini, il n’est pas moins préoccupant.
Ce genre de compositions habile, entre psychédélisme et finesse (dans les regards, postures, échanges), permet le doute : est-ce un cauchemar ? Ce serait rassurant, car irréel, mais terrifiant à la fois de possibilités inconcevables.
#3 Sexe et Mère.
Tête tranchée de la mère allaitant tout en gobant l’oreille du fils innocent et inquiet : une poésie qui donnerait du fil à retordre aux adeptes freudiens. L’allaitement est courant au Japon et il est plutôt présent dans les espaces publics. Bien sûr, les femmes peuvent utiliser des capes, mais elles sont globalement à l’aise avec leur nudité et s’exposent une fois dans un des nombreux baby-room dédiés. La référence semble donc issue du paysage social.
Un sentiment de malaise toutefois ? C’est normal. Le thème de la maternité, plutôt vivant, est associé à une palette assez douce : un rose bonbon, du bleu, un jouet multicolore. Mais des rivières rouges et noires nous absorbent vers un point de fuite anxiogène et engloutissent les quelques éclats de couleurs vives. Aux sentiments d’espace vide, de néant abyssal et de solitude infinie, suscités par l’arrière plan s’ajoute une dissonance vampirique, fantomatique, entre décor saturé et pâleur féminine. Enfin, les frontières de l’inceste, toujours aussi intenables qu’embarrassantes, sont ainsi transcendées par l’art de Toshio Saeki qui ne nous ménage pas.
#4 Vulve et poissonnerie
Cette illustration d’un autre genre, plutôt fun, laisse penser à un encart de BD. On se laisserait presque avoir par sa composition dynamique, ses traits graphiques et ses teintes rétro-pop. On y retrouve pourtant une des comparaisons les plus crues en terme de sexualité : celle relative aux mollusques et crustacés. La viscosité marine est un thème récurrent pour désigner les parties génitales ou l’œuvre de chair. Elle est d’ailleurs très présente dans nombre d’œuvres asiatiques. On pourrait ainsi renvoyer à l’une des scènes centrales de Mademoiselle, le film du sud coréen Park Chan-wook sorti en 2016, s’immisçant dans les secrets d’une maison de riches colons japonais des années 30. Une salle semble garder un mollusque géant, objet de fantasmes violents.
Le poulpe ou la pieuvre tentaculaire métaphorisent, entre autres, la pénétration par un membre agile, précis, voire par plusieurs. La référence au mollusque est d’autant plus utilisée qu’elle exacerbe l’imaginaire du visqueux, du moite, de l’humide et de l’odorant. Autrement dit : des échanges de liquides corporels.
Les poissons baveux mangent ainsi goulûment leurs alter ego en sushis, dans une orgie gustative dégoulinante. Et, cette fois-ci, pas de sang, mais des membres sectionnés et des métamorphoses poisseuses aux sécrétions blanchâtres. Une vision ardue de l’appétit sexuel envers des femmes impuissantes, réduites en simples objets de consommation.
#5 Sexualité et Vieillesse
Rien ne vaut une malencontreuse découverte pour semer le trouble dans les esprits. Est-ce la jeune fille qui a surpris ce couple âgé dans leurs rapports ou les deux vieux amants qui ont cru apercevoir une jeune fille prenant du plaisir à partir du leur ? Une fois de plus, Toshio Saeki dérange.
Outre un jaune moutarde pigmenté quoique légèrement âpre, l’esquisse est cette fois-ci bien plus étouffée, terne et poussiéreuse. De quoi donner à l’ensemble une atmosphère inconfortablement intime et vicieuse. Aurait-il mieux valu ne pas assister à ce jeu de cache-cache ? L’art de mettre en scène toute l’essence du malaise et de la perversion, avec autant de justesse, pourrait bien expliquer qu’on ne regrette rien.
Pour se donner une claire idée que l’esprit tourmenté qui anime Toshio Saeki, on se contentera enfin d’observer cette sélection d’œuvres inextricables sans les commenter.
Pour terminer ce périple aussi libertin que terrible, quittons nous de manière abruptement subtile avec la bande annonce de la série animée Love, Death + Robots produite par David Fincher et Tim Miller. L’origine américaine du projet offre l’occasion de rappeler que l’attrait pour l’érotico-gore n’est pas spécifique aux japonais. Toutefois, nombre de dessinateurs dédient bien souvent leurs réalisations à une tradition qui s’est effectivement déployée plus librement sur l’archipel : « Il nous a été évident que nous voulions rendre hommage à l’animation japonaise des années 80-90 comme Akira, Ninja Scroll, Vampire Hunter D, Wicked City« rappelle le Studio La Cachette, à l’origine de « Un Vieux Démon », un des courts de la série.
Enfin, la question reste ouverte : ces débordements stylisés sont-ils un reflet artistique et cathartique de notre nature ou incitent-ils plutôt nos sociétés à s’en inspirer, avec les conséquences traumatiques que cela peut avoir, notamment sur les femmes ?
Sharon H. & Mr Japanization