Au détour de quelques rencontres hasardeuses, Poulpy découvre Yusuke Sakai, un photographe japonais à l’univers magnétique : rives sauvages des lacs nippons embrumés, géométrie des architectures citadines traversées par quelques âmes solitaires, déchéance du « Salaryman » étendu à même le sol, mais aussi regards figés, face à l’objectif, de personnes qui partagent un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de la société. Ces séries, que peuvent-elles bien avoir en commun qui intéresse tant l’œil de Yusuke Sakai ? Peut-être est-ce la marge dans laquelle ces lieux et ces êtres cohabitent : une fine zone en contrebas de l’ébullition de nos sociétés modernes, à sa frontière, où l’espace-temps se vit autrement. Cette différence – dont peut-être le reste du monde est en réalité la bordure – est un vivier pour l’Art. Présentation.
L’échange avec Yusuke Sakai est chaleureux. Le photographe japonais est ravi de partager avec nos lecteurs ses différentes séries photographiques. Elles se comptent au nombre de cinq : il y a « Skin », textures des peaux de la nature (du végétal à l’animal), « Riverside » sur les berges d’une rivière nippone, « Point of view » qui capture les formes de l’espace urbain, « Salaryman blues » incarné par un mystérieux travailleur allongé à plat ventre dans des lieux incongrus, ainsi que son dernier sujet en date, « Unfamiliar Planet » : des modèles simplement posés, dont l’œil fait tomber le quatrième mur. Des individus qui partagent un point commun : se sentir différent sur une planète peu accueillante.
Avant de plonger dans l’ensemble de son univers, aussi complexe qu’intriguant, Yusuke-san souhaite nous préciser quelques clefs de lecture utiles à la compréhension de ce récent projet, au sein duquel les regards directs et francs des protagonistes absorbent l’attention.
Sur le papier glacé de Planète Étrangère, sont représentées des personnes seules, bien ancrées devant l’objectif. On sent d’abord comme une proximité, une familiarité : oui, il s’agit bien de notre monde commun et de semblables. Pourtant, y plane comme un sentiment de malaise, une légère fracture, dans la couleur ou la présence : c’est cette sensation d’étrangeté qui peut parfois inonder notre conscience du monde : le temps s’éparpille, l’espace s’étire et perd son sens, où sommes-nous ? Nous nous sentons soudainement étrangers à notre propre milieu, notre propre vie matérielle. Un sentiment qu’il n’est pas rare de traverser au Japon.
Certaines des personnes figurant sur ces images sont fondamentalement portées par ces appréhensions existentielles. Certaines autres sont seulement des proches de ces dernières, épisodiquement traversées par ces questions. Mais ce qui intéressait surtout Yusuke Sakai, c’était « leur sentiment commun d’aliénation et de difficulté de vivre » qu’il ressent profondément lui-même. Par conséquent, précise-t-il, la dimension causale « n’est pas l’essence même de ce travail » : il préfère se concentrer sur l’aspect universel et empathique de l’expérience émotionnelle partagée.
Autrement, parmi d’autres préférences, l’artiste nous partage plusieurs de ses travaux favoris, faisant suite à une question de notre part : « De quelle photographie vous sentez-vous le plus proche actuellement ? » . Sa sélection, finalement multiple, nous accompagnera tout au long de l’entretien.
Mr J : Tout d’abord, comment vous présenteriez-vous ?
Yusuke Sakai : Je suis un photographe né en 1984 et je vis à Osaka, au Japon. J’ai étudié l’agriculture à l’université et je gagne actuellement ma vie comme employé de bureau. Aussi longtemps que je m’en souvienne, je suis sûr que je vis dans ce monde. J’ai réussi à m’adapter à la ville, à l’école et à la société. Cependant, j’ai parfois l’impression d’être un étranger venu d’une autre planète. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais même pas s’il y a un endroit auquel j’appartiens. Je vis comme un étranger errant dans ce monde.
Pour saisir ce sentiment, pourquoi avez-vous choisi la photographie (plutôt que la peinture ou le cinéma, par exemple) ?
Yusuke-san : Quand j’étais enfant, j’écrivais des scénarios pour des pièces de théâtre à l’école primaire, j’imitais le metteur en scène, je dessinais des images et des dessins animés. Cependant, cela prenait trop de temps pour réaliser ce que j’envisageais et, à la moitié du chemin, je finissais par m’ennuyer. Après le collège, j’ai continué à apprécier les cours d’art, mais je ne faisais pas d’activités créatives par moi-même en dehors.
À l’âge de 26 ans, j’ai acheté une caméra sans miroir pour tourner un film qui devait être projeté à la réception du mariage d’un ami. Mais le résultat d’une photographie est instantané. Il me suffit de cliquer sur l’obturateur. De plus, une photographie n’est pas quelque chose qui est créé à partir de rien par le photographe. C’est un fragment d’une scène réelle qui peut être mélangé et associé à d’autres photos pour créer une expression, et j’ai un contrôle limité sur ce point. C’est pourquoi la photographie m’apporte des choses inattendues qui dépassent mon imagination. C’est ce qui me fascine, et c’est pourquoi j’ai commencé à prendre des photos et à créer des œuvres d’art. Mais je n’ai jamais fait carrière dans la photographie. Pour moi, prendre des photos est avant tout un acte d’exploration des frontières du monde, un acte de confrontation au monde et un acte d’auto-réflexion.
Vous explorez plusieurs concepts, lieux, atmosphères : les bords de rivière, l’espace urbain, la fatigue des salariés japonais, les textures, mais aussi la présence au monde d’individus. Quel est le point commun entre ces univers ?
Yusuke-san : Ils sont toujours à l’interface entre moi et le monde. Afin d’être en relation avec le monde ou les autres, et de voir le monde correctement, j’ai besoin de comprendre cette interface, et mon travail est une tentative de le faire…
Avant de parler de la série « Unfamiliar Planet » (知らない星, « Planète étrangère » ou « inconnue« ) : Comment vous est venue l’idée de capturer les berges des rivières japonaises ?
Yusuke-san : Pour me rendre à la rivière qui apparaît dans l’œuvre, j’ai dû faire un trajet d’une heure en train depuis ma ville. C’était une rupture par rapport à ma vie quotidienne, mais j’ai vu beaucoup de gens qui se tenaient près de la rivière et qui regardaient de l’autre côté du fleuve. Avec le développement des ponts et des moyens de transport, le fleuve n’est plus une frontière géographique. Dans cette situation, j’ai voulu photographier « l’autre côté » , la frontière non pas pour « moi » mais pour « nous en tant que collectif » , en utilisant le fleuve, qui était une frontière géographique, comme métaphore.
Les images de l’espace urbain dans votre série « Point of View » sont très parlantes, c’est le contraire de l’espace naturel des berges. Comment le percevez-vous ?
Yusuke-san : « Point de vue » est une œuvre qui saisit le paysage urbain non pas comme un paysage, mais comme une figure.
En utilisant une caméra, un dispositif qui convertit l’espace tridimensionnel en un plan bidimensionnel, comme intermédiaire, j’exprime à la fois les gens et la ville comme un motif sur un seul plan. Ce faisant, je souligne et je visualise la distorsion qui existe dans la connexion entre l’individu et le monde.
Dans « Salaryman Blues » (サラリーマンブルース), qui est le salaryman étendu sur le sol ? Pouvez-vous nous le présenter ?
Yusuke-san : La personne qui fait l’objet de mon travail Salaryman Blues, c’est moi-même. J’ai utilisé un retardateur pour prendre ces photos. À l’époque, j’étais très occupé par mon travail, et lorsque je travaillais, j’avais parfois l’impression de me regarder de l’extérieur. Salaryman Blues est un autoportrait tiré de mon monde intérieur et extérieur. Ce « moi déchu » représente la coquille de mon esprit : mon esprit s’échappe de moi et je regarde la coquille de mon propre esprit d’en haut.
À propos de votre série « Planète étrangère » : Comment avez-vous eu l’idée de photographier des personnes qui se sentent étrangères au monde comme vous ?
Yusuke-san : Dès mon plus jeune âge, je me suis senti aliéné et différent des autres. Je me considérais comme un étranger. Depuis mon enfance, j’ai le sentiment que je serais en quelque sorte différent des autres. Ce n’est pas une omnipotence infantile ou un complexe de supériorité, mais le sentiment que je ne m’intègre absolument pas dans la société. Existe-t-il d’autres personnes qui pourraient comprendre ce que je ressens ? Si oui, alors je veux pouvoir prendre ou regarder une série de photographies sur ces dernières.
Les réseaux sociaux mettent en contact des minorités, et lorsque j’ai créé un compte pour partager mes propres difficultés et mon sentiment d’être différent des autres, j’ai reçu, de manière inattendue, beaucoup de sympathie. J’ai découvert qu’il y en avait beaucoup de mon genre – même si cela ne change pas le fait que nous sommes minoritaires. Jusqu’alors, je me sentais profondément déconnecté et distant des autres. J’étais alors curieux de voir comment je me sentirais si je remplissais un espace avec des photos de mon propre genre et que je regardais la scène. C’est aussi une tentative d’explorer les frontières entre soi et les autres.
Ils adoptent tous une posture de face, regard droit et franc : pouvez-vous nous parler de ces choix de mise en scène ?
Yusuke-san : Pour moi, le plus important est qu’ils soient « là » . Je devais éviter d’affaiblir cette aspect le plus important en les faisant poser ou en leur indiquant des expressions faciales. Je leur ai donc demandé de « juste être là » . De plus, j’ai le sentiment que la frontière entre moi et les autres se fait d’autant plus sentir lorsque nos regards se croisent. J’ai donc demandé aux sujets de fixer l’objectif de l’appareil photo. Quant aux lieux, beaucoup sont des villes où ces personnes vivent ou ont vécu. Je les ai visité et les y ai photographiées.
Comment avez-vous rencontré ces personnes ? Sont-elles des ami.e.s, des proches ?
Yusuke-san : J’utilise principalement le SNS , où je parle des problèmes que j’ai, où je cherche des personnes qui voudraient bien être photographiées.
Lorsque quelqu’un voit mes messages et consulte ma page, mon message de « recrutement » attire son attention. De cette façon, j’amène les personnes qui ont de l’empathie pour l’intention à l’origine de mon travail ou pour le sentiment de malaise face à ce monde à me contacter sur les réseaux. Je prends ensuite des photos partout au Japon, où les modèles veulent aller. J’ai pu ainsi recruter des personnes pour être mes sujets par le biais de mon site web et des réseaux sociaux. Ce sont des personnes qui sont d’accord avec l’objectif du travail. La plupart d’entre-elles sont des personnes que je n’avais jamais rencontrées auparavant.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre point de vue commun vis-à-vis du monde ? La société japonaise actuelle est-elle adaptée à ces personnes ?
Yusuke-san : Je pense que le degré de difficulté d’une personne à vivre est déterminé non seulement par ses caractéristiques naturelles, mais aussi par son environnement. Le degré de difficulté n’est pas divisé en 1 ou 0, mais en une gradation. Je me situe moi-même quelque part dans cette gradation.
Je pense personnellement que nous vivons actuellement dans une situation où nous sommes contraints de nous adapter à notre société. Ou alors nous devons réussir à y trouver notre propre place, à nous y intégrer. Bien que des termes aient été reconnus, ils n’ont pas permis de comprendre correctement les individus et leur environnement de travail : par exemple, de nombreux lieux de travail continuent de rechercher des personnes aux compétences variées qui peuvent tout faire correctement, plutôt que des personnes qui sont bonnes dans un domaine et pas forcément toujours dans tout. De plus, les salaires sont trop bas pour que l’on puisse joindre les deux bouts, tout en profitant d’un lieu de travail dédié et bienveillant.
Prévoyez-vous de poursuivre cette série ? Ou d’en commencer une autre ?
Yusuke-san : Je suis actuellement en pause à cause du covid-19, mais je vais finir par reprendre le tournage. Cependant, mes propres pensées ont changé, et il se peut qu’à ce moment-là, je réalise une nouvelle œuvre avec un titre différent. En dehors de ça, je commence une nouvelle série sur le thème de la division et de la communication.
J’ai toujours mon appareil photo avec moi et je prends des photographies. Chaque fois que je vois ou que j’entends quelque chose, j’ai un petit flash d’inspiration. Je décide d’un nouveau sujet lorsque je combine ces choses avec ce à quoi je pense régulièrement, ou ce que je veux essayer de développer à partir de ma série actuelle. Je travaille toujours sur plusieurs séries en parallèle.
Nous souhaitons à Yusuke Sakai de pouvoir continuer son travail artistique malgré la situation actuelle et nous le remercions sincèrement pour ce généreux moment de partage.
Vous pouvez découvrir son travail entre monde commun et individualité étrangère sur son site ou son compte instagram.
Propos recueillis par Sharon H.