En 2014, épuisé par le rythme insoutenable de la vie à Nagoya (名古屋), je ressentis subitement le besoin irrépressible d’un retour à la nature. C’est à ce moment que, sur recommandation d’un ami expatrié chinois, j’allais faire la découverte d’un lieu enchanteur. La vallée de Kamikôchi (上高地, littéralement « hautes terres »), véritable trésor naturel niché au cœur des majestueuses Alpes japonaises. Entre ciel, terre et eaux limpides, présentation d’un lieu préservé et chargé d’histoire et de légendes.

Le voyage fut des plus plaisants : quelques heures seulement depuis Nagoya en train, jusqu’à la préfecture de Nagano(長野市). Les Alpes Japonaises ont cela de charmant que les paysages sont à couper le souffle tout au long du trajet. Le voyage en train vers la ville de Takayama (高山) est déjà en soi un appel au dépaysement, vers un Japon bien moins peuplé et plus verdoyant. Direction trois jours de repos et un périple en bus qui allaient changer ma vie, dans ce qui deviendrait ma destination préférée, probablement à jamais.

Voici, à travers cet article, ma déclaration d’amour à ce lieu magique…

Une vallée préservée : vitrine de la faune et de la flore japonaises

Situé dans le parc national de Chūbu-Sangaku (中部山岳国立公園), dans la préfecture de Nagano, Kamikôchi est une destination de choix pour les amoureux de la nature, ainsi que pour les randonneurs et les amateurs de paysages époustouflants. La vallée de Kamikôchi est réputée pour être un lieu sur lequel ni le temps, ni l’être humain n’eurent d’impact. Le lieu est préservé dans son éclatante beauté à la fois naturelle, mais aussi chaotique.

Photo personnelle de l’auteur

Bordé de sommets majestueux, dont certains culminent à plus de 3 000 mètres, le panorama est à couper le souffle. En toutes saisons, le visiteur sera témoin de montagnes enneigées, de forêts verdoyantes, de rivières cristallines et de prairies alpines parsemées de fleurs sauvages. L’expérience est olfactive, sensorielle, mais aussi quasi mystique.

L’accès à Kamikôchi est limité aux piétons et aux navettes spéciales. Ici, tout est fait pour préserver l’environnement et la quiétude des lieux. Impossible d’y accéder en voitures privées. Bien qu’à l’époque il en coûtât presque 40 euros aller/retour depuis Takayama, le prix du billet de bus est très vite amorti lorsque l’on s’imprègne de la douce quiétude de ce lieu unique au monde.

La vallée est traversée par la rivière Azusa, dont les eaux sont si claires par beau temps qu’elles reflètent les sommets environnants. Des ponts en bois pittoresques enjambent la rivière, offrant aux visiteurs des vues imprenables. Avis donc aux photographes et peintres amateurs ou professionnels : les opportunités photographiques sont exceptionnelles.

Les sentiers de randonnée de Kamikochi sont variés et adaptés à tous les niveaux de marche. Des promenades paisibles le long de la rivière, en passant par les sentiers plus escarpés, jusqu’aux randonnées plus exigeantes vers les sommets des montagnes… À Kamikôchi, chacun y trouvera son compte. D’autant que, organisation japonaise oblige, les chemins parfaitement balisés permettent aux visiteurs de découvrir la beauté naturelle de la vallée à leur propre rythme, sans se perdre dans sa forêt luxuriante.

Le plus surprenant à Kamikôchi est l’abondance de la faune. Macaques japonais, cerfs sika et singes de montagne se promènent librement dans la vallée, offrant aux visiteurs des rencontres inoubliables avec la vie sauvage. Mention spéciale aux macaques qui viendront se mêler aux randonneurs, sans nulle crainte, dans le but d’obtenir quelques friandises. Les ornithologues amateurs peuvent également observer une grande variété d’oiseaux, notamment des aigles royaux et des pics. Pour ma part, j’ai pu immortaliser quelques-unes de mes rencontres, dont voici des photographies personnelles.

Photo personnelle de l’auteur

La forêt est vivante, son âme palpable. Principalement au travers des petits yeux de ses habitants à poils et à plumes !

Photo personnelle de l’auteur
Photo personnelle de l’auteur

Je ne vous recommanderais aucune saison, ni date particulière pour visiter le lieu. « Pourquoi ? » me demanderez-vous. Tout simplement parce que, qu’importe le temps, brumeux ou ensoleillé, venteux ou pluvieux, chaque visite, à chaque saison, apporte avec elle son lot de surprises.

Lorsque le ciel est clément, les eaux deviennent d’un bleu saisissant, quasi irréel. Quand il pleut, des cascades se forment un peu partout dans la montagne, coulant sous les passerelles de bois que devront emprunter les visiteurs pour ne pas rester coincés sous l’abondant tapis végétal qui couvre le sol.

Photo personnelle de l’auteur

En plus de sa beauté naturelle, Kamikôchi est imprégné d’une riche histoire et d’une culture ancestrale omniprésente. Des sanctuaires shinto et des temples bouddhistes parsèment la vallée, parfois dans des recoins inattendus. Les visiteurs peuvent également en apprendre davantage sur le révérend Walter Weston qui a joué un rôle essentiel dans la promotion de la région. Mais que vient donc faire ce nom si occidental dans un lieu si isolé de l’Extrême-Orient ?

Le révérend Walter Weston, explorateur intrépide du XXe siècle

Impossible d’évoquer la vallée sans lui rattacher un nom bien connu et respecté des alpinistes et randonneurs nippons. Né le 27 septembre 1861 dans le Derbyshire, en Angleterre, le révérend Walter Weston a consacré sa vie à la fois à sa vocation de missionnaire anglican et à sa passion pour l’alpinisme.

Walter Weston, toujours présent sous forme de statut ! Photo personnelle de l’auteur

C’est en 1892 que Walter Weston, alors missionnaire au Japon, a découvert Kamikôchi pour la première fois. Il fut littéralement captivé par la beauté sauvage et préservée de la vallée. Weston a rapidement compris le potentiel de ce lieu unique en tant que destination touristique et se fixa la mission de le faire connaître au monde.

Au fil des années, Weston a écrit de nombreux articles et livres décrivant ses explorations et ses expériences à Kamikôchi. Son ouvrage le plus célèbre, Mountaineering and Exploration in the Japanese Alps (« L’alpinisme et l’exploration dans les Alpes japonaises« ), publié en 1896, a suscité l’intérêt des alpinistes et des amateurs de montagne du monde entier. Dans ce livre, Weston partage les récits détaillés de ses ascensions, de ses découvertes. Mais ce qui ressort le plus de son œuvre est son admiration pour la beauté et la grandeur des paysages de Kamikôchi.

Une de ses citations les plus connues à propos de Kamikôchi est la suivante : « Les montagnes sont l’échelle de la terre qui nous élève vers le ciel. La grandeur et la beauté des sommets révèlent la puissance et la majesté de la nature, tandis que les vallées paisibles et les rivières sinueuses symbolisent sa quiétude. Dans ces paysages, nous découvrons la véritable harmonie entre l’homme et la nature. »

Son engouement et ses descriptions passionnées du lieu furent suffisants pour attirer l’attention et la curiosité à l’échelle internationale. Habité par le lieu, le révérend enchaîna même des conférences et des présentations dans les cercles alpins et les clubs d’alpinisme en Europe et aux États-Unis. Sa passion communicative suffit à élever au rang d’évidence les Alpes japonaises comme une destination incontournable.

Photo personnelle de l’auteur

Et il faut dire qu’il n’hésitait pas à prendre des risques afin de s’enfoncer toujours plus loin dans l’inconnu de ce lieu sauvage.

Une anecdote bien connue sur le révérend Walter Weston à Kamikôchi est son ascension audacieuse du mont Yake (焼岳, littéralement montagne brûlante), un volcan actif situé à proximité de la vallée. En 1893, Weston décida de relever un défi fou : en réaliser l’ascension. Jusque-là, rien d’anormal pour un alpiniste me direz-vous. Sauf que le mont en question est alors un volcan en activité !

Fumerolles sulfureuses et gaz toxiques émanant du volcan ne découragèrent toutefois pas Weston, qui était bien déterminé à en atteindre le sommet.

Au fur et à mesure de l’ascension, les conditions devenaient de plus en plus hostiles. Le terrain était instable et les gaz volcaniques rendaient la respiration difficile. Malgré ces obstacles, notre bon révérend persévéra, montrant une détermination et une audace que seule peut avoir une âme passionnée.

Finalement, au prix d’efforts soutenus et d’une lutte herculéenne contre les éléments, il parvint finalement à atteindre le sommet du mont Yake. Sa réussite fut saluée comme un exploit remarquable, tant pour son courage que pour sa volonté de repousser les limites de l’exploration alpine. Le révérend Walter Weston jouit à ce jour d’une statue à son effigie au centre d’accueil de Kamikôchi. Une manière de lui rendre hommage, lui qui est rentré dans la postérité en mettant en lumière ce joyau de la Nature. L’homme est toujours respecté et honoré par les passionnés d’alpinisme du Japon.

Les points incontournables de Kamikôchi

Le pont du Kappa (河童橋) : Le premier lieu que vous rencontrerez peu de temps après votre arrivée sur site est le pont du Kappa. Je crois n’avoir jamais pris autant de photos d’un seul endroit de toute ma vie ! D’autant plus que ce pont est entouré d’une légende, lui conférant une aura quasi mystique.

Photo personnelle de l’auteur

La légende raconte qu’il y a bien longtemps, un Kappa habitait le cours d’eau, celui-là même que vous voyez sur la photo ! Les habitants du village voisin vivaient dans la crainte de cette créature. Car comme vous le savez peut-être déjà, les Kappas sont connus pour attirer les personnes imprudentes dans les profondeurs de la rivière.

Un jour, un pêcheur inconscient nommé Jiro s’aventura près de la rivière, ignorant les avertissements des villageois. Fasciné par la beauté de l’eau, il s’approcha imprudemment du bord. C’est alors qu’il vit le Kappa émerger de l’eau, le fixant de ses yeux étincelants et arborant un sourire malicieux. Pris de panique, Jiro tenta de s’échapper, mais il trébucha et tomba dans la rivière.

Le Kappa, au lieu de se jouer de lui, fut touché par la détermination de Jiro et décida de lui venir en aide. Il le soutint et le ramena sain et sauf sur la berge. Reconnaissant pour cette aide providentielle, Jiro décida de construire un pont à cet endroit précis pour permettre aux voyageurs de traverser la rivière en toute sécurité. Ainsi naquit le pont Kappa. Tout un symbole de gratitude et de protection, ainsi qu’un excellent moyen de passer de l’autre côté sans se mouiller les pieds. Après cette étape, vous aurez encore beaucoup besoin de vos chaussures.

L’étang Taisho (大正池) : Pour les randonneurs moins aguerris, au bout d’un sentier facile d’accès, vous arriverez à l’étang Taisho.

Source : hikinginjapan.com

Ce magnifique lac d’origine volcanique tire son nom de l’ère Taisho (1912-1926) pendant laquelle il s’est formé, lors d’une éruption du mont Yake. Le paysage est surréaliste ; les restes des arbres morts immergés dans l’eau, témoins silencieux de cette éruption passée, ajoutent une atmosphère presque inquiétante à l’endroit.

Par temps clair, les silhouettes des arbres pétrifiés se reflètent sur une surface d’un bleu éclatant. À vrai dire, absolument tout se reflète plus fort qu’ailleurs sur la surface des eaux de Kamikôchi. Par temps couvert, l’ensemble prend une tournure beaucoup plus étrange. Si d’aventure vous passez un jour de brume – comme j’ai eu l’occasion de le faire à quelques occasions – vous aurez presque l’impression d’être passé de l’autre côté de la surface, dans une réalité éthérée… Des passerelles en bois entourent l’étang, permettant d’admirer la richesse de la flore et de la faune qui habitent cette zone. Le tout sous des angles différents.

Le mont Yake (ou Yakedake 焼岳) : Si vous voulez marcher dans les traces du révérend Weston, il est possible d’accéder au sommet du mont Yake par des sentiers balisés de difficulté modérée. Mon état physique ne m’a jamais permis d’accéder au sommet, je ne peux que m’en remettre aux descriptions qui m’en ont été faites par des amis. Ce point restera probablement l’un de mes plus grands regrets concernant ce lieu qui m’est désormais bien trop éloigné géographiquement.

Source : thejapanalps.com

À savoir que l’accès est strictement réglementé lors des périodes de forte activité volcanique. En effet, le mont reste un volcan toujours actif. Bien que ne représentant pas en temps normal ces dernières années une randonnée périlleuse, il convient de rappeler ici qu’elle nécessite toutefois une certaine préparation physique mais aussi un équipement adéquat. Cependant, l’effort vaut la récompense : grâce à une vue panoramique sur les Alpes japonaises, du haut de ses 2455 mètres ! Un must-see pour tous les aficionados de randonnées alpines.

Un appel à l’humanité et à notre rapport au monde

Vous l’aurez compris, Kamikôchi représente bien plus qu’une simple destination de voyage. Non seulement à mes yeux amoureux de ce lieu si unique au monde, mais aussi pour ce qu’il représente en termes d’écologie. Nous parlons ici d’un joyau naturel d’une beauté inégalée, qu’il convient de respecter et de chérir.

Avec une si belle combinaison entre paysages spectaculaires, faune abondante et histoire riche, Kamikôchi offre aux visiteurs une expérience unique et mémorable. Le tout ne manquera pas de rappeler, même aux plus fermés sur la question, l’importance du respect et de la préservation de la nature. Qui plus est à l’heure où la pérennité de nos existences sur cette si belle planète est plus menacée que jamais.

Photo personnelle de l’auteur

L’écrin naturel des Alpes japonaises questionne ainsi plus largement sur la bétonisation galopante des pôles urbains. Mais aussi sur notre rapport à la vie, au temps… Notre course effrénée vers la réussite au sens financier, les vaines possessions et consommations : tout cela en vaut-il vraiment la chandelle ? Ne devrions-nous pas revoir le sens de nos ambitions et chérir ce court temps, hasard de l’existence, qui nous est donné sur ce caillou flottant dans l’immensité de l’espace ?

Kamikôchi a ce pouvoir, celui de questionner notre rapport au vivant. Est-ce là la forêt, ou l’esprit du révérend Weston, ou celui des moines exilés en ces lieux, qui nous susurre à l’oreille ? Ou bien la brise du vent qui nous enveloppe de sa douceur rassurante ? La rusticité intemporelle du lieu vient rappeler au visiteur que nous ne sommes que de passage dans cette vie. Et que si le mont Yake, lui, a vu défiler de multiples générations d’humains, nul être ne verra ne serait-ce qu’une génération de montagnes se former…

– Gilles CHEMIN