Dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le paquebot Titanic heurtait un iceberg lors de son voyage inaugural et sombrait dans l’Atlantique Nord, emportant plus de 1500 vies. Les survivants furent eux au nombre de 712 alors que le paquebot comptait 2 200 personnes à bord. Si cet évènement tragique est bien connu du monde entier, en grande partie grâce au film de James Cameron sorti en 1998, il est des petites histoires dans la grande qui restent méconnues. Comme celle du seul Japonais à bord, Masabumi Hosono, qui survécut au naufrage et devint un paria dans son propre pays jusqu’à la fin de sa vie… La tragédie oubliée de Masabumi Hosono, le seul japonais à bord du Titanic.

Quand il prit place à bord du Titanic, Masabumi Hosono avait 41 ans. Fonctionnaire à Tokyo, c’est un homme important, occupant un poste de premier plan. Il est né dans la préfecture de Niigata en 1870, au tout début de l’ère Meiji (1868-1912) qui voit le Japon se moderniser à marche forcée et adopter les codes de l’Occident pour se « civiliser » et rivaliser tant militairement qu’économiquement avec les grandes puissances que sont les USA, la France, l’Allemagne, la Russie, le Royaume-Uni.

Son parcours scolaire est brillant et sa carrière prometteuse. A l’âge de 27 ans, en 1897, Hosono entre au ministère des Communications, il travaille un temps pour Mitsubishi et obtient un diplôme de la Tokyo Higher Commercial School. Son parcours est couronné de succès.

Également diplômé du département russe de l’école des langues étrangères de Tokyo en 1906, il est envoyé en Russie en 1910 pour étudier le système ferroviaire russe, sans doute dans l’optique de développer le réseau ferroviaire balbutiant du Japon. Il y reste deux ans et c’est au retour de ce voyage – après un court séjour à Londres – qu’il embarque le 10 avril 1912 comme passager de seconde classe à bord du Titanic à Southampton pour revenir dans son pays. Il est le seul japonais à bord.

Il fera le récit de la catastrophe d’abord dans une lettre en anglais destinée à sa femme qu’il avait entamée le 10 avril sur du papier à en-tête du Titanic, puis dans un journal intime en japonais commencé à bord du Carpathia. Conscient du caractère exceptionnel de ce qu’il avait vécu, il voulut en coucher rapidement le plus de détails possibles par écrit.

Le Titanic partant de Southampton le 10 avril 1912 pour son unique voyage. Source : commons.wikimedia.org

C’est vers 23h40, dans la nuit du 14 au 15 avril, que le Titanic entre en collision avec l’iceberg qui lui sera fatal. Hosono raconte qu’il a été réveillé par un coup frappé à la porte de sa cabine et qu’il s’est rendu à l’extérieur. Mais, du fait de son statut d’étranger, il a reçu l’ordre de se rendre sur les ponts inférieurs, loin des canots de sauvetage disposés sur le pont supérieur.

« Pendant tout ce temps, des fusées éclairantes signalant l’urgence étaient tirées sans cesse, les éclairs et les bruits horribles étaient tout simplement terrifiants. D’une certaine manière, je ne pouvais en aucun cas dissiper un sentiment de terreur et de désolation totales.« , écrira-t-il

« J’ai essayé de me préparer pour le dernier moment sans agitation, en me décidant à ne rien laisser de honteux en tant que Japonais. »

S’il se prépare à l’idée de mourir, il garde néanmoins un faible espoir de survivre : « J’ai essayé de me préparer pour le dernier moment sans agitation, en me décidant à ne rien laisser de honteux en tant que Japonais. Mais je me suis quand même retrouvé à chercher et à attendre toute chance de survie. »

Il gagne par la suite le pont supérieur, du coté bâbord ce qui réduisait fortement ces chances de survie en tant qu’homme. Car à tribord, les officiers chargés des canots acceptaient d’embarquer des hommes quand toutes les femmes à proximité étaient montées dans les canots. A bâbord au contraire, la règle « les femmes et les enfants d’abord » fut strictement appliquée . Pourtant, tout d’un coup, un officier responsable des canots de sauvetage crie près de lui : « Il reste de la place pour deux autres personnes. »

La disposition des 20 canots de sauvetage sur le pont supérieur du Titanic. Source : commons.wikimedia.org

A l’appel de l’officier, Neshan Krekorian, un passager de 3ème classe, se précipite dans le canot. Hosono prend sa décision en quelques fractions de secondes : « J’étais moi-même profondément désolé, pensant que je ne pourrais plus revoir ma femme et mes enfants bien-aimés, puisqu’il n’y avait pas d’alternative pour moi que de partager le même destin que le Titanic. Mais l’exemple du premier homme qui a sauté m’a amené à saisir cette dernière chance. » L’obscurité a joué en sa faveur : « Heureusement, les responsables étaient occupés à autre chose et n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. De plus, il faisait noir, et ils n’auraient donc pas vu qui était un homme et qui était une femme. »

Il est environ 1h20 quand Hosono monte dans le canot n°10, qu’il pense être le dernier disponible (alors que c’est le troisième lancé à bâbord). A son bord, 27 passagers (dont les deux hommes) et 4 membres d’équipage masculins soit une 31 personnes au total pour une capacité de 65. Il est seulement à moitié plein tout comme les premiers canots mis à l’eau à partir de 0h45. Car durant un long moment, les passagers (pour de multiples raisons) n’avaient pas compris ou cru que le transatlantique coulait, et ont préféré rester à bord où ils se sentaient plus en sécurité que dans un canot suspendu dans le vide à 15m au-dessus de l’eau par une nuit noire. C’est dans la dernière heure que la réalité devient tangible et que la panique les a poussés vers les canots, raison pour laquelle les derniers à partir furent très remplis.

Le Titanic sombre à 2h20. Dans les canots, les rescapés entendent les cris implorants et déchirants de leurs proches, les conjurant de revenir les chercher, avant qu’ils ne s’éteignent, noyés ou morts de froid : « Après le naufrage du navire, ce furent les cris stridents et effrayants de ceux qui se noyaient dans l’eau. Notre canot de sauvetage était également rempli d’enfants sanglotants et pleurant, et de femmes inquiètes pour la sécurité de leurs maris et pères. Et moi aussi, j’étais aussi déprimé et misérable qu’eux, ne sachant pas ce que j’allais devenir à long terme. »

Les treize canots récupérés par le Carpathia, à New York. Source : commons.wikimedia.org

Le paquebot Carpathia arrive vers 3h30 sur les lieux du drame et il lui faut plusieurs heures pour faire monter tous les naufragés à son bord. Le canot n°10 est l’un des derniers à être récupéré vers 7 h 30, d’après le témoignage d’une des passagères. C’est durant les quatre jours passés sur le Carpathia qu’Hosono va entamer la rédaction de son journal. Il y relate ses observations du naufrage, confie les émotions qui l’ont traversées et mentionne aussi l’ennui de ces journées à bord du Carpathia, de la promiscuité résultant du surpeuplement du navire et du mauvais temps qui a fait craindre un nouveau naufrage. Seul, parlant mal anglais, Hosono s’est senti particulièrement isolé et a subi les moqueries de marins pour qui la survie d’un Asiatique était forcément suspecte.

Le Carpathia arrive à New York le 18 avril à 10h30. Hosono se rend au bureau de la société commerciale Mitsui où des amis lui prêtent de l’argent nécessaire pour rentrer chez lui. Et en attendant qu’un navire quitte San Francisco à destination du Japon, il raconte son histoire à la communauté japonaise locale.

Le Carpathia arrivant à New York, avec les rescapés du Titanic. Source : commons.wikimedia.org

Si Hosono a sauvé sa vie en montant dans un canot, cet acte lui a coûté la considération de ses compatriotes jusqu’à la fin de sa vie qu’il passa couvert d’opprobre.

Car de retour au Japon, il eut à affronter les foudres de l’opinion japonaise. On ne lui pardonna pas d’avoir survécu. Hosono était doublement coupable aux yeux de son pays : il avait trahi le glorieux & national esprit de sacrifice (en référence à l’esprit du samouraï exacerbé à l’époque impériale) mais surtout, il n’avait pas été à la hauteur du comportement héroïque de plusieurs Occidentaux ayant choisi de se sacrifier. A une époque où le Japon commençait à entrer dans le cercle des nations industrielles modernes et puissantes, le comportement de ce Japonais dérangeait face à l’image exemplaire que le nouveau gouvernement Meiji voulait donner. Cette soif de reconnaissance à l’internationale amorcée grâce à la victoire de l’Archipel sur l’Empire russe en 1905 fut déterminante dans les jugements qui accablèrent Hosono.

Mais l’opprobre qui s’abattit sur lui ne se limita pas à des rumeurs. Hosono subit une campagne de presse virulente dans laquelle les journaux soulignaient sa lâcheté. Un manuel d’éthique pour filles a été jusqu’à le citer comme « un exemple de comportement honteux déshonorant les Japonais » à ne pas suivre. Sa carrière en prit également un coup : il fut limogé du ministère qui l’employait en mai 1913 mais ses compétences étaient trop précieuses et on le réemploya dès le mois suivant sous le statut de simple contractuel.

Reconstitution du portrait de Masabumi Hosono à l’aide des données existantes. Réalisé par Mr Japanization avec Midjourney.

Il est décédé en homme brisé en 1939 et fut enterré au cimetière de Tama à Tokyo. Sa funeste réputation le poursuivit par delà la mort : quand un paquebot japonais coula en 1954, on ne manqua pas de rappeler son histoire… Pour avoir eu le « malheur » (ou la chance?) de survivre, ce japonais dû endurer un sort peut-être pire encore que la mort : une honte publique « éternelle ». Du moins, jusqu’à ce que les mœurs évoluent.

Mais de telles réactions ne sont pas propres au Japon bien que les contextes culturel et politique aient joué un rôle décisif. On se souviendra par exemple de Bruce Ismay, le directeur de la White Star Line, qui fut lui aussi conspué par la presse américaine pour avoir survécu, et dût démissionner de ses fonctions pour mourir en 1937 la réputation entachée (à tord sur bien des points d’ailleurs) encore jusqu’à nos jours.

Puis Masabumi Hosono fut oublié pendant quelques décennies car les notes qu’il avait prises l’étaient dans un but personnel, sans volonté de publication contrairement à d’autres survivants du naufrage (tels Lawrence Beesley ou Archibald Gracie). Sa famille connaissait pourtant depuis des années l’existence de ce journal privé mais l’a gardé caché jusqu’à récemment. Alors qu’a sa mort, la lettre qu’il avait écrite à sa femme fut, elle, publiée. C’est sa petite-fille, Yuriko, qui l’a rendu public à la faveur du formidable succès du film de James Cameron qui poussera nombre de passionnés à collecter toutes les informations possibles concernant le mythique paquebot. Le nom de Masabumi Hosono fut ainsi réhabilité sous un jour nouveau et ses mots devinrent un témoignage bouleversant d’un évènement historique. Rien que pour ce fait, le Japon peut aujourd’hui le remercier.

Note

Il faut souligner que la fameuse règle « les femmes et les enfants d’abord » était loin d’être une norme, en cela le naufrage du Titanic fait plutôt figure d’exception. En outre, elle ne témoignait pas d’un respect supérieur des femmes comme on peut le lire parfois comme argument anti-féministe. Elle incarnait au contraire la mentalité patriarcale de l’époque : en cas de naufrage, si elles ne montaient à bord de canots, les femmes n’avaient quasi aucune chance de survivre, leurs vêtements notamment entravant leurs mouvements alors que les hommes pouvaient bouger plus librement et nager.

Un grand merci à Antoine Resche, alias Histony, pour les informations qu’il nous a transmises. Si l’histoire du Titanic vous intéresse, vous pouvez retrouver son travail minutieux sur son site.

S. Barret