Europe – Japon : ces couples séparés de force depuis plus d’un an

Il y a un an, le monde basculait dans une crise sanitaire et politique mondiale. Les dégâts en ont été multiples et ne vont pas en s’améliorant. D’autant qu’au magma des mauvaises nouvelles socio-politiques, s’ajoutent des problématiques psychologiques relayées au second plan : dépressions, anxiété, solitude, insomnies, sentiment d’étouffement, de manque d’horizon… Heureusement, pour y faire face, il y a les proches. Le ou la partenaire, l’ami.e, l’amour, cette présence qui occupe si bien l’espace et le temps, cette compagnie de chair et d’os qui amortit les chutes et les vertiges. Enfin…pas pour tout le monde. L’amour étant considéré comme « non-essentiel » pour la plupart des pays, des centaines de familles et de couples binationaux ne peuvent plus se toucher ou se réunir, depuis un an. Nous avons recueilli l’histoire d’un de ces binômes. Sa femme est belge, lui est japonais. Ryosuke-san, qui vit à Tokyo, nous raconte le manque, les doutes, leurs peurs et leurs joies, aussi.

@John Doe/Flickr

Mr Japanization : Bonjour Ryosuke-san, pourriez-vous dans un premier temps nous raconter l’histoire de votre couple ?

Je vis actuellement à Tokyo, mais entre 2015 et 2017, j’ai temporairement habité en Belgique, à Anvers. C’est là que j’ai rencontré ma femme. Nous avons alors entamé une relation à distance pendant un peu plus de 4 ans. On se rendait visite quand on le pouvait. La dernière fois que je l’ai vue, c’était en janvier 2020. À son départ, on savait qu’elle reviendrait rapidement puisqu’elle prévoyait de faire un stage au Japon quelques mois plus tard, de mars à juin. Sauf que ce stage n’a jamais eu lieu, annulé en raison du Covid-19… Ce stage était nécessaire pour qu’elle obtienne son diplôme, elle a donc dû en trouver un autre, sur place, en Belgique. Et heureusement pour elle, elle a pu au moins le valider. 

Mais après l’obtention de son diplôme universitaire en juillet 2020, la situation au Japon n’avait pas vraiment changé et il n’était toujours pas possible pour les étrangers d’entrer dans le pays, sauf pour les conjoints officiels de japonais. C’est à peu près à ce moment-là que nous avons décidé de nous marier, à distance. Nous avons alors commencé à rassembler tous les papiers nécessaires pour officialiser notre union en octobre 2020.

En parallèle, je me souviens que ma conjointe cherchait un travail alimentaire, en Belgique, pour vivre d’ici qu’elle me rejoigne. Elle a pu trouver un emploi dans un supermarché en septembre 2020, mais pour une durée limitée de 6 mois. C’était un compte à rebours : cela signifiait qu’elle serait sans emploi en mars 2021 et qu’il fallait obtenir une autorisation avant cette date !

En octobre, juste après notre mariage, il ne nous restait plus qu’à lancer la procédure pour le Visa, et il me semblait que nous avions assez de temps jusqu’à la fin de son contrat pour y parvenir. Mais fin janvier 2021, même si nous avions quasiment tous les documents en main, nous avons à nouveau essuyé un refus. Deux jours avant qu’elle ne se rende à l’ambassade pour demander son visa, le gouvernement japonais a fait durcir les règles de délivrance. L’état d’urgence qui devait être levé le 7 mars a été prolongé jusqu’au 21 mars et pour recevoir un Visa, il fallait désormais justifier une urgence.

Son contrat de travail terminant bientôt et son appartement devant être rendu dans la même période, nous avions pensé que c’était suffisant comme raison légitime. Car sans visa, elle aurait été sans-abri et sans emploi en Belgique. Mais la réponse du gouvernement a été formelle : «non», car elle avait encore un logement pour l’instant, au moins jusqu’à la mi-mars…

Nous étions vraiment déprimés à ce moment-là parce que l’avenir semblait sombre. Les jours passaient et le gouvernement n’annonçait rien sur la suite du plan. Le 7 janvier 2021, nous avons demandé à nouveau que le gouvernement réexamine la question de la délivrance du visa car elle était sur le point de perdre son appartement et son emploi. Et après plusieurs mois d’espoirs et d’échecs, nous avons enfin obtenu le feu vert et reçu le Visa. Elle a enfin pu venir au Japon !

 

Mr J. : C’est une belle victoire ! Elle est malheureusement venue après une longue année d’attente. Qu’est-ce qui a été le plus difficile ? 

Oui, même si nous pouvions discuter ou nous appeler en FaceTime, je pense qu’il est nécessaire de rencontrer son partenaire physiquement. L’amour est quelque chose que vous construisez avec l’autre. Pour se faire, il est impératif de pouvoir imaginer l’avenir clairement et de pouvoir se projeter ensemble dans les liens qu’on a tissés.

Les premiers mois de notre relation longue distance étaient agréables, mais c’était parce que nous avions un plan clair pour les mois à venir. Nous savions aussi quand nous pouvions nous revoir et patienter jusque-là. Mais après l’histoire du Covid qui a empêché le stage, c’était très difficile, parce que nous ne pouvions pas imaginer d’avenir commun, proche ou lointain. Au début, nous pensions que la situation se rétablirait après quelques mois et que nous pourrions nous voir à l’été 2020, mais la situation est restée la même, encore et encore, sans issue, et cela nous a progressivement perdus, plongés dans le flou quotidien.

Finalement, je pense que les pires aspects de cette longue période ont été le manque de clarté sur l’avenir et l’impossibilité de la toucher, de rester avec elle, alors que nous étions déprimés et que nous avions plus que jamais besoin de réconfort. Je pense aussi que si le gouvernement avait pu annoncer chaque nouveau plan d’ouverture des frontières, que nous avions été informés des avancées, les choses auraient peut-être été moins difficiles à vivre.

A la place, pendant cette année, nous avons ressenti beaucoup de stress. Les émotions de ma femme étaient instables et elle avait beaucoup de douleurs, dans tout le corps à cause de l’anxiété, au point de devoir consulter un ostéopathe. De mon côté, j’avais perdu l’appétit et j’étais irritable, je m’énervais facilement sur des petites choses…

https://twitter.com/LeaPsko/status/1378807042882813956?s=20

 

Mr J. : Qu’est-ce qui vous a fait tenir malgré tout et qui pourrait aider d’autres couples ou familles ? Et comment imaginez-vous la suite maintenant que votre femme vous a rejoint ? 

J’ai l’impression que la situation s’améliore, petit à petit. J’espère surtout que davantage d’étrangers pourront entrer au Japon. Il y a des rumeurs, mais rien n’est encore clair. Je sais qu’il y a encore beaucoup de gens qui luttent, des couples et des familles, pour se rejoindre enfin. C’est tellement inacceptable que nous devions vivre séparément de sa ou son bien-aimé. Nous méritons tous de vivre ensemble, d’être réunis, près de nos proches.

Le hashtag #LoveIsNotTourism m’a beaucoup soutenu et encouragé durant cette année difficile et longue donc j’aimerais beaucoup aider les gens qui sont dans la même situation que nous en le partageant. Je comprends parfaitement à quel point c’est une situation difficile pour les couples non-mariés, les étudiants ou les travailleurs, qui se sentent seuls, mais ne perdez pas espoir !

Les familles aussi demandent à pouvoir se réunir après un an de distance imposée @AmandaLancaster/Flickr

 

En effet, à travers le monde, des familles et des couples, comme celui de Ryosuke-san et de sa femme, tentent de faire valoir leur situation auprès des représentants politiques via le hashtag #LoveIsNotTourism. Si notre interlocuteur japonais a heureusement pu éprouver un dénouement heureux à son combat de longue haleine, malgré bien sûr les moments difficiles qui resteront ancrés dans son histoire d’amour, d’autres relations sont encore séparées de force. Le mouvement virtuel, qui retranscrit la détresse de cœurs bien réels et mis à rude épreuve, est tout à fait conscient de l’importance de règles sanitaires qui puissent protéger les populations fragiles, mais remet en question la hiérarchisation des priorités et la qualification arbitraire de ce qui est essentiel ou non.

https://twitter.com/_shan_elizabeth/status/1377365795114610692?s=20

Nous sommes des animaux sociaux. La sociabilité, et les liens d’affection et de proximité qui la sous-tendent, ne sont pas accessoires. Ils nous sont aussi indispensables que l’eau ou l’oxygène. Notre cerveau est très sensible à ces interactions et à leur empêchement, au point que nous pouvons en subir des préjudices psychologiques et psychosomatiques graves qui prennent des formes parfois imperceptibles, les rendant d’autant plus pernicieuses. Si la santé physique est évidemment importante, celle de notre équilibre mental l’est tout autant. L’urgence économique, c’est-à-dire professionnelle, vaut-elle à ce point plus que notre santé qu’elle permet d’outrepasser les précautions sanitaires là où l’amour ne serait pas suffisante à justifier de tels risques ?

Les souffrances sentimentales, les amours blessés, les familles amenuisées, les parents éloignés de leurs enfants, et inversement, ne sont-ils que des moindres maux ? Le maître mot du mouvement est, quant à lui, en tous les cas, de rappeler que s’aimer et se retrouver ne s’apparente pas à faire du tourisme, mais est un impératif qui, en attendant, met en souffrance des individus fragmentés. Ils témoignent de plus en plus sous le hashtag cité dont vous pourrez retrouver les occurrences juste ici : #LoveIsNotTourism.

– Propos recueillis par Sharon H.

La situation aux frontières du Japon via le site de l’ambassade nippone en France. La fermeture est stricte, sauf rares exceptions dont époux et enfants de citoyen.ne japonais.e. L’exception ne concerne toujours pas les couples non-mariés ou le reste de la famille.

Le mouvement en ligne a créé plusieurs pétitions dont une consacrée au Japon, demandant la permission d’entrée sur le territoire pour les couples dont un des partenaires vit au Japon :外国人の配偶者/婚約者等の日本入国規制緩和を求めます!/ Allow foreign partners of Japanese citizens to enter Japan.

Le site de #LoveIsNotTourism qui archive les situations de plusieurs pays : https://www.loveisnottourism.org/