Dans la liste des étranges histoires vécues par Poulpy au Japon, celle-ci nous laisse avec un drôle de goût dans la bouche. Pour notre quatrième rencontre avec les artisans au cœur de l’archipel, nous nous retrouvons à Matsusaka où les Japonais produisent le fameux bœuf du même nom. Si le bœuf de Kobe est réputé dans le monde, il est de notoriété que les habitants de l’Archipel préfèrent souvent celui de Matsusaka, d’autant plus gras et fondant. Une fois assis, ce n’est pas le plat traditionnel que nous découvrons, mais d’abord une sorte de fiche d’identité de la bête abattue…

Bien que nous trouvions de tels élevages dans d’autres pays du monde dû à la notoriété du procédé, les élevages de bœufs Wagyu sont avant tout japonais. Le nom parle de lui-même :  « Wa » (和) renvoie au terme Japon et « gyu »(牛) à celui de bœuf. Les Wagyu sont des races bovines extrêmement préservées, pures, dont les différentes coutumes, dans différentes régions, décident du nom final que les japonais leur attribuent. Ces élevages sont également connus pour l’attention particulière portée à la vie des troupeaux, en oppositions aux élevages conventionnels ou, pire, industriels. À Matsusaka, on élève ainsi des vaches éponymes. Mais une fois au restaurant, avant de se servir, il est bienvenu de lire un certain document…

Une fiche d’identité nominative pour chaque vache

Cette fiche d’identité que nous découvrons de prime abord ? C’est celle de Yoshi Fumi, la vache qu’une cuisinière s’apprête à griller devant nous selon la tradition locale. Oui, une carte d’identité détaillée d’une vache. S’y trouvent toutes les informations clés sur Yoshi-san : son âge, son poids, son lieu de vie, sa nourriture et une petite photo de son éleveur. Le boucher local vous remet systématiquement, dans le cas d’une Matsusaka, ce certificat attestant de son origine, sa qualité et de son sacrifice…

Photographies : Mr Japanization

Regarder l’animal en face : une tradition aussi honnête que déroutante…

Yoshi avait 790 jours. Date de sa mort : le 10 novembre 2020. Elle est classée A5. Une viande d’extrême qualité selon les critères de la profession. Dans un concours de circonstances digne d’un film de cinéma, nous rencontrons l’éleveur de Yoshi. L’homme qui dépasse les 80 ans semble avide de partager son histoire. Quelles bien étranges retrouvailles. Alors que Yoshi cuit devant ses yeux, la cuisinière ne peut s’empêcher de lui demander s’il en veut un peu. Il refuse poliment.

« Mes vaches sont comme mes propres filles » explique-t-il. Loin des critères de l’industrie conventionnelle, les vaches de Matsusaka sont véritablement chouchoutées durant leur vie de 900 jours en moyenne. Uniquement des femelles n’ayant jamais eu de veaux peuvent bénéficier de ce titre, contrairement à Kobe qui élève du bœuf mâle seulement. « Les vaches ont les yeux en face, vers l’avant. Elles sont comme des animaux de compagnie. J’y suis très attaché » défend-t-il. Elles sont nourries au blé, au soja et à la paille de qualité. Et surtout, « elles sont timides ! » confie-t-il. 

Il est interdit de parler fort devant elles. Leurs oreilles préfèrent le silence de la nature ou, quelques fois dit-on, de la musique. Légende ou réalité ? Il faudra aller vérifier de soi-même. Ces vaches très spéciales reçoivent tout de même régulièrement des massages pour stimuler la circulation du sang et boivent même occasionnellement de la bière. De la bière ? Dans la tradition japonaise, rien ne se perd : il fut un temps, les restes de bière étaient donnés aux vaches et la tradition est restée chez ces éleveurs car l’alcool stimule leur appétit. Quant aux massages, il est dit qu’ils sont délicatement réalisés avec du shoshu tiède (焼酎 , « liqueur distillée »)

L’éleveur. Photographies : Mr Japanization

Que ces vaches aient été soigneusement élevées justifie-t-il leur mise à mort et notre mise en bouche ? Il serait malvenu de blâmer ces éleveurs traditionnels, honnêtes et transparents sur leur manière de considérer la vie et la mort de l’animal. Mais l’expérience a le mérite de nous questionner plus profondément à ce sujet, sur notre rapport à la nourriture de manière générale. En attendant de trouver des réponses toutes très personnelles, si affronter la réalité du destin de Yoshi n’est évidemment pas jovial, pas même pour son propre éleveur, nous comprenons déjà mieux cette démarche, que celle des machines déshumanisées de l’industrie carnée qui tuent à la chaîne… Deux poids, deux mesures.

Des éleveurs pleinement conscients et dévoués 

On comprend l’attachement sincère de l’éleveur à ses quelques bêtes, surtout qu’en fin de carrière, il n’élevait plus qu’une seule et unique vache à la fois. La pratique est si particulière qu’elle demande un grand investissement financier. Plus de 5000 euros par vache ! Ce pourquoi la viande de Matsusaka est également une des plus plus chères du Japon et du monde. De 300 à 500 € le kg. Autant dire qu’on en mange très peu. Le tout se déguste le plus souvent en Sukiyaki.

Preparation du Sukiyaki. Photographies : Mr Japanization

Quel étrange sentiment, à nouveau. Nous voilà maintenant face au corps inanimé de ce que cet homme considérait il y a peu comme sa propre fille. Peut-être que la petite « prière » que les Japonais font rituellement avant chaque repas rend la chose plus supportable. Itadakimasu (いただきます) ! Textuellement : merci pour ce repas. Il ne s’agit pas au Japon de souhaiter bon appétit. Dans quelle opulence faut-il vivre pour se souhaiter être en appétit ? Non, les Japonais remercient la nature et les animaux pour leur sacrifice ainsi que les personnes ayant préparé le repas. C’est un signe de gratitude. Chaque chose trouvant sa place dans un cycle sans fin qui dépasse l’être humain, se nourrir d’un animal vivant doit donc se faire avec respect et modération. 

Mais cet esprit existe-t-il encore aujourd’hui ailleurs que dans la campagne japonaise ? La consommation de viande, rouge et aviaire, étant en augmentation constante au Japon, sous forme de plus en plus transformée industriellement et rapide, voire importée, on peut se poser la question. C’est une courbe qui suit en réalité celle de l’évolution du confort de vie : plus une société est riche, plus elle abuse d’une alimentation carnée. Le problème ? La demande devient trop forte et à l’heure actuelle, même si le modèle auquel a été soumis la vache Yoshi vous convenait mieux, ce dernier ne suffirait absolument pas à couvrir la consommation du pays. Il faudrait donc irrémédiablement en passer par une diminution drastique de la viande rouge dans les menus quotidiens. Pour les animaux, mais également pour l’écosystème tout entier : la viande étant douloureusement polluante. Ne serait-ce qu’un jour sans viande par semaine équivaudrait, en terme d’empreinte carbone, à manger 100% local. À méditer. 

Photographies : Mr Japanization

Cet horizon auquel il paraît si difficile de sensibiliser les consommateurs, d’ici ou d’ailleurs, a pourtant fait partie du passé du Japon. Une parenthèse historique, de mille ans tout de même, durant laquelle les Japonais avaient pour interdiction de manger de la viande et étaient donc végétariens. Cet idéal politique ayant surtout été instauré pendant l’ère Edo, prenait principalement source dans la pensée bouddhiste pour laquelle toute vie est sacrée. Qu’on entende sacré dans le sens d’inviolable et de protégé, ou qu’on le lise comme un appel à la reconnaissance et au respect d’un sacrifice, une chose est sûre : au milieu des fabuleux paysages de la préfecture de Mie, nous sommes relativement préservés des fermes monstrueuses qui considèrent les animaux comme des biens de consommations anodins, désacralisés.

Alors, découvrir la fiche d’identité de l’animal que vous allez manger vous coupera-t-il l’appétit ? Une chose est certaine, si on observe les valeurs traditionnelles oubliées héritées du bouddhisme et du shintoïsme, il est difficile de considérer la nourriture telle une chose inerte au service des humains. Selon cette conception, les éléments qui nous entourent sont vivants et dotés de leur propre esprit. Enlever une vie, même pour en nourrir une autre, ne devrait jamais se faire à la légère.

Un cœur historique du Japon

Mais Matsusaka, ce n’est pas qu’une affaire de viande. Cette région est un cœur historique du commerce antique japonais. Ici, de grands noms d’entreprises toujours actuelles ont vu le jour, comme le groupe Mitsui aujourd’hui côté en bourse. On y trouve une pléthore de lieux magiques à visiter : Les ruines de châteaux, de vieux quartiers préservés, des musées et un grand nombre de restaurants fabuleux. Et tout ceci non loin de Kyoto.

Photographies : Mr Japanization

Matsusaka est en effet bien connecté au reste de la région via ses lignes ferroviaires JR et Kintetsu. Il est possible de rejoindre Matsusaka depuis Nagoya en à peine plus d’une heure. La gare de Namba à Osaka se trouve à un peu moins de deux heures de route, et le trajet depuis la gare de Kyoto dure pas loin de deux heures avec, en prime, de magnifiques paysages à découvrir.

– Mr Japanization