Depuis quelques années, le monde des « bons à rien » (Yakuza, en japonais) ne fait plus rêver. Non seulement la mafia japonaise n’attire plus de jeunes recrues mais le nombre de ses membres est en déclin majeur. En cause, l’arsenal législatif déployé depuis une vingtaine d’années qui a poussé les yakuzas à repenser leurs activités et à se plonger dans la clandestinité pour le meilleur et pour le pire.

Après la Seconde Guerre Mondiale, dont le Japon est sorti ravagé économiquement et politiquement, les autorités ont délibérément laissé les yakuzas développer leurs activités. Ils ont pris le contrôle du marché noir (seul moyen de survie alors pour nombre de Japonais) et chassé les mafias étrangères -coréenne & taïwanaise- qui cherchaient alors à s’implanter au Japon. Les Yakuzas ont aussi rendu « service » au gouvernement en agissant en tant que briseurs de grève.

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On le sait aujourd’hui, les forces d’occupation américaines vont soutenir les yakuzas pour empêcher le développement du communisme et des idées sociales au Japon, comme ce fut le cas dans de nombreux pays d’Asie. Dans les décennies d’après-guerre, dans le cadre d’un capitalisme victorieux, les yakuzas vont consolider leur présence dans différents secteurs criminels (racket des sociétés, trafic de drogue & d’armes, paris, prostitution, immobilier, banque, bâtiment), une véritable société dans la société qui a acquis une puissance redoutable : au summum de sa force dans les années 60 la mafia nippone comptait 184 000 membres, soit plus que l’armée régulière.

Dans le même temps, les yakuzas soignent aussi leur image auprès de la population. Ils revendiquent leur attachement à leur code d’honneur inspiré par celui des samouraïs et gagnent une certaine estime de la part des Japonais (mais aussi des étrangers) en palliant à certaines défaillances du gouvernement (comme lors du séisme de Kobe en 1995 où les yakuzas ont porté secours aux sinistrés) tout en perpétuant leurs crimes d’une autre main. Mais au cours des années 60, les conflits entre bandes rivales se font de plus en plus violents, mêlant des citoyens étrangers à leurs affaires. Le respect du code d’honneur s’efface peu à peu. En 1984, la plus grande famille de yakuzas, les Yamagushi-gumi, se divise en deux clans, non sans faire couler le sang.

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À ce moment là, les Japonais commencent à les voir pour ce qu’ils sont vraiment : de simples gangsters violents vivant des fruits du crime organisé. La tolérance à leur égard qui prévalait tant qu’ils ne nuisaient pas à la population s’effrite peu à peu. Elle s’effondre définitivement après l’explosion de la bulle financière au début des années 90 qui a révélé des scandales impliquant les yakuzas et le parti politique au pouvoir qu’ils auraient financé. En effet, la mafia entretenait des liens étroits avec les dirigeants politiques de l’époque. Certaines « mauvaises langues » disent que c’est toujours le cas dans une certaine mesure…

Le 1er mars 1992 sera votée la loi Anti-gang « Bôtaihô » (qui sera améliorée plusieurs fois), suivie d’une loi Anti-blanchiment en 1993. L’existence même des yakuzas ne devient pas pour autant illégale car il s’agit seulement de mesures administratives et non pénales. Comme l’explique l’historien Jean-Marie Bouissou, spécialiste du Japon : « la Bôtaihô ne met pas les gangsters hors-la-loi. Elle se contente d’habiliter la Commission de sécurité publique à classer comme Boryokudan (les groupes violents comme les yakuzas) les organisations dont plus de 12% des membres ont un casier judiciaire et d’interdire à ces groupes de pratiquer quinze types d’activités« . Cette demi-mesure permet donc aux yakuzas de perpétuer leurs activités dans une certaine mesure. Cependant, le gouvernement atteint aussi les yakuzas au niveau bancaire, en obligeant les banques à contrôler l’origine des fonds de leurs clients et en autorisant la confiscation des comptes bancaires détenus par des yakuzas.

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Une lutte indirecte contre les yakuzas donc. Ces derniers s’y sont adaptés en ayant recours à des façades légales d’entreprises, de groupes commerciaux ou d’associations tout en étant poussés dans la clandestinité. Si leurs activités classiques de racket & d’extorsion ont été freinées, les profits engrangés par les différents trafics, la prostitution, leur récente implantation dans la finance ont compensé cette baisse. Une autre conséquence découlant de la mise en place de la nouvelle législation fut donc la réduction drastique du nombre de yakuzas : l’agence japonaise de la police les estimait à environ 53 000 en 2014. Des effectifs en chute libre qui peinent à recruter mais qui ne sont pas nécessairement synonyme d’affaiblissement : les gangs sont forcés à sélectionner et concentrer davantage leurs effectifs pour une efficacité et une cohésion accrue en retour. D’autant plus que la mafia nippone doit lutter contre l’expansion sur le sol japonais des mafias chinoise et taïwanaise.

Reportage : à la rencontre des yakuzas de Tokyo (2017)

Forcés à évoluer ou mourir, les yakuzas « résistent » et sont loin d’être complètement éradiqués. Parallèlement, les tatoueurs japonais sont également au bord de l’extinction, liés par erreur et préjugé à la mafia japonaise. Si la police japonaise craint que leur récente mutation ne pousse les yakuzas vers des actions violentes dépourvues dorénavant de tout code d’honneur, la mafia sait bien que son existence sera davantage tolérée tant qu’elle fera preuve de retenue et de discrétion dans la conduite de ses affaires. Reste l’ultime inconnue, à savoir si le gouvernement souhaitera tout de même continuer la lutte jusqu’à l’éradication totale de la plus grande mafia du monde.

S. Barret


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Sources : documentaire Yakusa. Good for nothing / www.causeur.fr / japanfm.fr / liberation.fr / liberation.fr / lemonde.fr