Depuis une trentaine d’années, le pays du Soleil levant vit une « crise de l’amour » sans précédent. Le nombre de célibataires augmente pendant que la natalité baisse. Par conséquent, la population vieillit et le culte du travail pousse les japonais à se désintéresser de la vie de couple au profit de l’entreprise. Ce qui devait être une mauvaise phase est aujourd’hui tellement durable que le gouvernement japonais, les entreprises et les particuliers essayent de trouver des solutions d’urgence pour relancer la libido du peuple nippon et éviter le crash démographique.

Au Japon, l’amour ne fait plus rêver comme avant. Une crise sans précédent touche la population japonaise dans son ensemble, tous âges et classes confondus. Voici quelques chiffres évocateurs tirés d’études réalisées entre 2015 et 2016 :

  • Près de ¼ des Japonais entre 30 et 40 ans sont toujours vierges !
  • 70% des hommes et 60% des femmes non mariés du même âge sont célibataires.
  • Depuis 30 ans, le nombre de mariages a chuté de 30%.
  • Seulement 2% des enfants naissent hors mariage (contre 58% en France).
  • Près de 47,2% des Japonais adultes affirment ne pas avoir de relations sexuelles régulières (contre 44,6% en 2014).
  • Le taux de natalité est de 1,42 enfant par femme (contre 1,96 en France). À savoir qu’un taux de natalité de 2,1 enfants par femme garantit la stabilité d’une population.
  • 1 personne sur 4 au Japon à plus de 60 ans, menant à une perte d’environ 200 000 habitants chaque année.
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Source : en.rocketnews24.com

Il est vrai que la crise de l’amour dont le Japon est victime est vraisemblablement un facteur non négligeable de la prise d’âge significative du pays. Le pourcentage de célibataires augmente de manière exponentielle, entrainant une baisse de la natalité et un vieillissement notable de la population nippone. Cette situation unique est également un facteur du très faible taux de chômage dans l’archipel, les jeunes étant prisés dans un nombre important d’emplois clés. Ce déséquilibre pose plusieurs problèmes. Non seulement les entreprises et l’État peinent de plus en plus à trouver de jeunes travailleurs, mais surtout, ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour contribuer à l’effort collectif et supporter la part imposante de personnes âgées (retraites, soins, sécurité sociale,…). Ce sont ces principales raisons qui poussent aujourd’hui le gouvernement japonais à essayer de comprendre le comportement de sa population à la culture si unique.

Notons que les raisons de cette crise de l’amour peuvent être nombreuses, sont propres à chacun et sont toutes discutables. Les Japonais étant socialement extrêmement pudiques sur leurs sentiments, très peu de théories officielles et vérifiées ont été menées sur le sujet. Cela explique pourquoi cette crise invisible qui inquiète tant le gouvernement nippon ne se résout pas d’elle-même. En revanche, s’il n’existe pas de théories claires sur la question, il existe certains facteurs sociaux palpables et non-officiels qui dessinent les prémices d’une explication raisonnée.

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Choc entre émancipation et société traditionnelle

En effet, malgré les côtés très traditionnels de la société nippone, de nombreuses valeurs progressistes commencent à s’imprégner dans l’imaginaire collectif nippon. Le Japon étant souvent critiqué pour son héritage assez machiste, beaucoup de femmes commencent à se « rebeller » en gagnant fortement en indépendance. Cette volonté d’émancipation conduit nombre de femmes à faire des choix catégoriques à propos de leur vie amoureuse et familiale.

Au Japon, il est attendu d’une femme venant d’accoucher d’arrêter de travailler. C’est une règle sociétale toujours stricte et extrêmement respectée. 70% des femmes japonaises l’appliquent dès leur premier accouchement, et cela souvent pour éviter les sanctions sociales informelles et une catégorisation en tant que « mauvaise mère ». Ainsi, l’émancipation par le travail s’inscrit mal dans la vie familiale traditionnelle. De plus en plus de femmes refusent par conséquent de mettre leur vie professionnelle de côté. Afin d’avoir à éviter de faire le choix entre travail et famille/reconnaissance sociale, beaucoup préfèrent rester célibataires et ainsi, ne pas avoir d’enfant(s). Par ce choix, nombre de japonaises n’ont pas à porter le poids sociétal et familial oppressant,ce qui leur permet de se concentrer, à tort ou à raison, sur une carrière ambitieuse. Il est ainsi très courant que les couples se séparent au profit de leur projet professionnel.

Cette émancipation créerait une réaction tout aussi extrême chez les hommes. Ces derniers ont été habitués au fil des générations à l’image stable et traditionnelle de la femme au foyer docile. Cependant, face à ce changement encore récent et mal accepté dans la société japonaise, beaucoup expliquent qu’ils deviennent réticents à s’engager. Leur rejet plus fréquent et l’expression plus spontanée des femmes les effraient. Ils se concentrent ainsi eux aussi sur leur vie professionnelle. Certains vont jusqu’à faire le choix d’une abstinence totale (définitive ou temporaire) tel un rejet radical des valeurs viriles et matérialistes associées au Japon des années 1980. Véritable phénomène de société, ces résistants au sexe et à l’amour se font appeler soushoku danshi. Entendez : des hommes mangeurs d’herbe ou « herbivores ».

Une vie professionnelle contraignante

Il est clair qu’au pays du Soleil levant, la sphère professionnelle possède une place primordiale dans la vie des individus. Pour les plus acharnés, il est parfaitement commun qu’une journée moyenne de travail dure jusqu’à 15h00 (9h00-00h00). C’est pourquoi la sphère sociale des travailleurs se résume souvent aux collègues et patrons. Ils n’ont en effet pas le temps de se socialiser autrement. Il n’est pas étonnant d’observer des businessmen aller boire ou faire la fête avec leurs supérieurs et collègues jusqu’au bout de la nuit pour oublier une dure journée de travail. Ainsi, pour une grande part des salarymen, très peu de leur temps peut être consacré à l’épanouissement d’une vie familiale et amoureuse. Près de 35,2% des hommes n’ayant pas de relations sexuelles régulières en 2016 affirment que cela s’explique par la fatigue due à leur travail (contre 21,3% en 2014)

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Photographie : Franck Robichon

La vie sociale d’une majorité de Japonais est donc dictée par une vie professionnelle oppressante. Le pays observe sur son sol plus de 30 000 suicides liés au travail tous les ans contre environ 400 en France. Cette pression pousse beaucoup de Nippons à s’abstenir d’avoir une vie amoureuse et familiale. De quoi éviter le stress financier, le poids de devoir nourrir une famille (surtout pour les hommes après l’arrêt de travail de la femme) et le temps « perdu » à devoir entretenir une vie intime et familiale. Reste alors le travail, encore et toujours. Ce « workaholisme » touche cependant aussi bien les célibataires que les personnes mariées. Ces derniers, au fil des années, perdent le plus souvent toute intimité et finissent par ne devenir que de simples colocataires.

Le modèle familial japonais ne fait plus rêver

En effet, la constante présence de la femme auprès de son enfant (due à son arrêt de travail) place l’enfant dans une position de suprématie : sa mère a arrêté de travailler pour lui et son père continue de travailler pour subvenir à ses besoins personnels et son futur. L’enfant japonais est ainsi roi et réduit toute intimité entre ses parents, car primant sur leur vie intime. Il est ainsi très commun au Japon que la mère et l’enfant dorment ensemble et laissent le père sur le canapé. En 2016, 12,8% des Japonais perçoivent leur partenaire féminine comme mère de famille et non pas comme une partenaire romantique.

Il est donc clair que la vie intime des Japonais percute de plein fouet des valeurs culturelles et sociales qui sont en pleine évolution. Le célibat se banalise et l’ambition d’une vie de couple heureuse et saine ne paraît plus attirer autant la population nippone (bien que le rêve du mariage édulcoré persiste pour une bonne partie d’entre eux). Cependant, la solitude se ressent. Le Japon possède un des plus forts taux de suicide au monde et ses chercheurs créent de nouveaux termes spécifiques et scientifiques à l’isolement grandissant de la population. Enfin, le contexte économique morose et la dette colossale du pays ne donnent pas facilement envie de croire en l’avenir. Aujourd’hui, pour les autorités, il est temps de trouver des alternatives à cette solitude.

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Poupée conjoint à habiller

Répondre à la solitude par des solutions en solitaire ?

Ce n’est plus un secret pour personne, les Japonais sont des maitres de la réalité virtuelle. Entre création de robots qui permettent d’avoir des conversations interactives, simulateurs de petites amies et omniprésence des jeux vidéo, beaucoup de Nippons préfèrent soulager leur solitude par simulation technologique. Depuis peu, à Tokyo, un nouvel établissement propose une expérience sexuelle en réalité virtuelle avec des lunettes 3D. Quand on interroge les jeunes adultes qui s’enferment dans leur amour pour des personnages de jeux vidéo, ces derniers expliquent que « les filles en vrai peuvent mentir et critiquer avec leur copine, ce qui n’est pas le cas dans un jeu vidéo (…) En plus, vu que ce sont les hommes qui créent les jeux vidéo, ils y créent leurs femmes idéales ». De même, l’intérêt porté aux poupées faites sur mesure s’accroît d’année en année.

Il existe aussi des solutions plus originales, pour les femmes célibataires qui veulent se marier par exemple. Le « solo wedding » gagne en popularité : il consiste à organiser une cérémonie de mariage (robe, photoshoot, etc.), pour une femme sans mari ! Généralement, quand les organisateurs proposent à ces femmes un homme figurant pour compléter les photos, la grande majorité d’entre elles refusent catégoriquement. La solitude n’est, pour elles, pas importante, contrairement à l’aspect social du mariage. Cela explique pourquoi elles cherchent absolument à vivre cette cérémonie. De même, les animaux de compagnie sont particulièrement appréciés au Japon : en 2012, on trouvait plus d’animaux domestiqués que d’enfants de moins de 12 ans dans l’archipel.

Sexuellement parlant, les femmes célibataires restent très secrètes, car leur sexualité est particulièrement taboue et limitée à la sphère privée. En revanche, celle des hommes est bien plus ouverte et dévoilée. De nombreux magasins sont spécialisés dans la pornographie en tout genre. Sa capitale se trouve être à Akihabara, à Tokyo. Des magasins s’élevant sur une dizaine d’étages sont consacrés à répondre aux besoins et désirs des japonais. Des mangas hentai aux sex-toys grandeur nature (parfois, de fillettes), il existe une solution « solo » pour tous les fantasmes. Par exemple le Tenga, un tube lubrifié pour homme simulant le plus souvent l’organe sexuel féminin, ne coûte que 5 euros l’unité. Il s’est vendu près de 2 millions de fois depuis 2007.

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Répondre à la solitude par des solutions de vie sociale simulée

Beaucoup de Japonais ne veulent et ne peuvent se contenter d’une vie sociale virtuellement simulée. Les entreprises proposent aussi des réponses pour eux. En effet, l’archipel est particulièrement connu pour ses Hosts et Hostesses Club, où des jeunes gens répondant à des critères physiques de beauté sont payés pour parler aux clients et s’intéresser à eux. Le principe des Maid cafés, moins sexualisé, est plus ou moins similaire, si ce n’est qu’il s’agit plus d’appuyer sur l’aspect thématique du café et moins sur l’aspect relationnel. Il est aussi possible de simplement louer un(e) petit-ami(e) pour quelques heures. Si tout rapport sexuel est proscrit, ces faux amoureux de location permettent aux clients de faire des activités de couple. Enfin, les Calins cafés gagnent en popularité : les clients payent pour un peu de contact physique, non-sexuel, avec des personnes de leur choix.

Si ces réalités semblent dessiner un portrait très controversé du Japon, ne vous méprenez pas : beaucoup de Japonais possèdent une vie amoureuse stable et heureuse. Cependant, il est clair qu’une réelle crise très particulière touche une grande part du pays, appelant à des résolutions difficiles à mettre en place. De manière générale, c’est une crise existentielle que semble traverser le pays et, pour l’instant, les solutions reposent uniquement sur les offres de substitution des entreprises. Quelle place reste-t-il pour les traditions japonaises dans un système où le travail productif et le culte de soi semblent prendre une place démesurée ? Cette crise peut-elle également frapper les sociétés occidentales ? Une chose est certaine, les observateurs extérieurs doivent chercher à comprendre avant de juger.

https://www.youtube.com/watch?v=aUXtXju6be0

– S.Grouard


Sources : lci.fr / Le Monde / Wikipedia.org / Enquête exclusive / www.japantimes.co.jp